Biaise-moi (6) : qu’est-ce que le principe d’asymétrie des foutaises ?

« Parler à un con, c’est un peu comme se masturber avec une râpe à fromage : beaucoup de souffrance pour peu de résultats. » Cette citation de Pierre Desproges, qui saura parler indifféremment aux femmes comme aux hommes, rend compte sur le ton de l’humour de situations compliquées, voire douloureuses, qui ne prêtent pourtant pas à rire. Explications.

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Crédit : Can Stock Photo – iphotos

Dans notre dernier article, nous déplorions l’impossibilité de dialoguer sur certains sujets. Un des principaux responsables de cette situation ? Les réseaux sociaux qui jouent sur le biais de confirmation en nous maintenant dans des bulles en compagnie d’individus aux idées semblables aux nôtres. Les points de vue deviennent si exacerbés qu’il devient impossible d’en changer, les individus préférant s’enferrer dans l’erreur jusqu’à l’absurde, plutôt que de la reconnaître et de changer d’idées. C’est ce les chercheurs en psychologie sociale appellent « le piège abscons ». Un exemple ? Imaginons une épidémie qui se propage partout dans le monde. De nombreuses personnes soutiennent un célèbre professeur marseillais[1] qui prétend avoir trouvé un remède simple et pas cher contre le virus, suscitant alors un espoir légitime. Mais au bout de quelques mois, les études concordent et démontrent l’inefficacité du médicament. Les aficionados du professeur continuent alors de défendre bec et ongles le traitement en question et interprètent son interdiction comme un sale coup de Big Pharma. De cette fiction, nous pouvons tirer la leçon suivante : après avoir engagé beaucoup d’énergie à défendre un point de vue, il devient très difficile d’en changer.

Une question d’énergie

Face à des interlocuteurs retranchés en eux-mêmes, étanches à toute idée contraire aux leurs, argumenter devient mission impossible. Les efforts déployés pour établir et maintenir le dialogue s’avèrent à la fois épuisants et complètement vains. Face à une affirmation simpliste ou fausse, les moyens pour la débunker par le moyen d’arguments rationnels demandent trop d’efforts. Ce constat a été érigé en loi par le programmeur italien Alberto Brandolini : « la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des idioties est supérieure d’un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire ». Cette loi de Brandolini est aussi appelée principe d’asymétrie des foutaises. Un autre exemple pour bien comprendre ? Imaginons[2] maintenant qu’une chercheuse affirme que les vaccins à ARN-messager contre le Covid-19 peuvent « s’intégrer au génome » des patients et générer « un risque de transmission aux générations suivantes »Contester ces dires revient à mobiliser des explications et démonstrations autrement plus longues, pointues et fastidieuses que l’affirmation initiale[3].

Cette loi ne date pas d’hier. Elle a été établie en 1786 de façon lumineuse par George Horne dans ses Lettres sur l’infidélité :

« La stupidité et l’ignorance peuvent poser une question en trois lignes, à laquelle trente pages de savoir et d’ingéniosité seront nécessaires pour répondre. Une fois cela fait, la même question sera triomphalement posée à nouveau l’année suivante, comme si rien n’avait jamais été écrit sur le sujet. »

La formule de Desproges prend ici tout son sens. Les « cons » qu’il mentionne peuvent être définis comme des personnes refusant de changer d’idées, même quand les faits, les événements, la science viennent les invalider. Si nous acceptons cette définition, admettons que nous sommes tous peu ou prou atteints de ce mal appelé « connerie », qui n’est d’ailleurs pas inconciliable avec un QI élevé. On retrouve ce mal partout, dans toutes les classes sociales, à tous les niveaux d’étude. On le retrouve dans tous les camps ou partis politiques… mais à des degrés divers selon que l’on accepte ou non d’utiliser la raison comme base du dialogue.

Mais alors, qu’est-ce que l’intelligence ? L’intelligence devient la capacité à garder contact avec le réel, à accepter la contradiction et la nuance, à cultiver l’humilité nécessaire à la reconnaissance de nos erreurs et à la remise en cause. Bref, l’intelligence réside tout simplement dans notre faculté à nous méfier du biais de confirmation.

Un devoir de démonter les fake news et autre « vérités alternatives »

« Pourquoi diable, s’interroge le chercheur en neurosciences et neuropsychologue Sebastian Dieguez, hormis quelques vaillants et rares pourfendeurs de bullshit qui ont toujours existé, les gens se font-ils si souvent tromper par des discours creux, des niaiseries sans intérêt, des fadaises grotesques et des imbécillités ridicules ? »[4] Parce que débunker des foutaises devient si fatigant et improductif que beaucoup préfèrent renoncer, laissant se propager l’épidémie de fake news et autres « vérités alternatives ». A quoi bon en effet prendre du temps à éplucher des études, puis répondre point par point à une connerie manifeste quand on sait pertinemment que cela n’aura strictement aucun impact sur celle ou celui qui l’a pondue ou le plus souvent relayée ? Débusquer les fadaises et expliquer en quoi elles sont mensongères ou inexactes constituent cependant une tâche aussi ingrate que nécessaire pour éviter que le bullshit ne vienne coloniser les esprits.

Ne jetez donc pas trop rapidement votre râpe à fromage.


[1] Toute ressemblance avec des personnages existants serait absolument fortuite.

[2] Je rappelle que les personnages et les situations décrits dans cet article sont purement imaginaires : toute ressemblance avec des personnages ou des événements existant ou ayant existé ne serait que pure coïncidence.

[3] On peut établir un rapprochement avec la manière dont fonctionne la calomnie, cette autre forme de foutaise. Si je prétends sans preuve que, par exemple, telle personne a détourné de l’argent (ou commis pire), les efforts que devront mobiliser cette personne pour se défendre et prouver son innocence seront bien plus importants que ceux que j’ai engagés en portant mon accusation.

[4] Sebastian Dieguez, Total bullshit, Au cœur de la post-vérité, PUF, 2018, p.146.

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