Olivier Torrès : « cette crise doit initier un entrepreneuriat durable »

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Olivier Torrès

Depuis près de dix ans, Olivier Torrès mène un travail avec le CJD sur la problématique de la santé des dirigeants. Fondateur et président d’Amarok, observatoire dédié à cette question, professeur à l’Université de Montpellier et à MBS, il y a organisé cet été un cours libre d’accès suivi par des professionnels de santé. Olivier Torrès est l’auteur de Les faces cachées de l’entrepreneuriat (Editons EMS, 2020) et de La santé du dirigeant – de la souffrance patronale à l’entrepreneuriat salutaire (Editions De Boeck, 2017).

Quel est l’impact de la crise actuelle, jugée la plus grave depuis 1929, sur la santé des dirigeants  de TPE-PME ?

Olivier Torres : Une réponse (trop) rapide serait de dire que la santé des dirigeants est mise à rude épreuve pendant cette crise à la fois intense et longue. Les médias, soumis à la Loi du Mort/km, ne cessent d’écrire des articles sur la détresse, la souffrance, voire le suicide des chefs d’entreprises. Si ces aspects sont des réalités qu’il ne faut pas négliger — et pour lesquelles il est impérieux d’agir —, l’analyse et surtout la mesure précise des faits que nous faisons régulièrement avec l’Observatoire Amarok nous amènent à être plus précis et moins alarmistes. S’il est vrai que la santé mentale s’est dégradée, avec un niveau élevé du risque de burnout, l’épuisement actuel s’est transmuté en ce que j’appelle un épuisement d’empêchement. Ce sont des facteurs inédits qui causent la fatigue actuelle. Ces facteurs sont le sentiment d’impuissance et celui d’être coincé. Les conditions de la reprise permettront de réduire ces sentiments liés aux confinements et aux couvre-feux. Cette montée de l’épuisement est pour l’instant de nature conjoncturelle.

L’activité entrepreneuriale génère une meilleure santé mais aussi une santé plus risquée, comme si le chef d’entreprise faisait de sa santé, de son sommeil, de son bien-être une variable d’ajustement de son business. 

O.T. : Vous aviez d’ailleurs initié avec le CJD en 2012-2013 des travaux sur la santé des dirigeants. Quels enseignements peut-on en tirer ?

O.T. : En 2009, en pleine crise, j’avais parlé de « l’inaudible et inavouable souffrance patronale », une expression qui était alors en dehors des écrans radars des intellectuels de la santé au travail davantage préoccupés par la « souffrance salariale ». A l’époque, le président national du CJD, Michel Meunier, m’avait aidé à monter un projet sur le thème totalement nouveau de la santé des chefs d’entreprises en partenariat avec Malakoff Médéric (aujourd’hui Malakoff Humanis). Nous avons suivi deux cohortes de 300 JD pendant plusieurs années. Ce fut passionnant. Christophe Praud et Richard Thiriez, qui lui ont succédé à la présidence nationale, m’ont également soutenu dans cette entreprise à la fois scientifique et intellectuelle. Ce travail nous a permis de jeter les bases d’un nouveau champ de recherche en entrepreneuriat, en accordant enfin une place à la question centrale de la santé du dirigeant, aspect totalement éludé par cette discipline. C’était mon intention première, celle de changer les lignes dans la façon de théoriser l’entrepreneuriat. Le chemin est encore long, mais j’entrevois nettement aujourd’hui les contours de ce que j’appelle un entrepreneuriat durable qui encourage l’entrepreneuriat, mais sans s’épuiser. C’est le principal résultat que nous avons mis en évidence : entreprendre est bon pour la santé, mais entreprendre, c’est épuisant. L’activité entrepreneuriale génère une meilleure santé, mais aussi une santé plus risquée, comme si le chef d’entreprise faisait de sa santé, de son sommeil, de son bien-être une variable d’ajustement de son business. La phrase que j’ai le plus souvent entendue est « je n’ai pas le temps d’être malade » ou, pire, « je n’ai pas le droit d’être malade », comme si l’entrepreneur était en dehors des lois de la biologie.

La crise actuelle est-elle à même de remettre en cause l’esprit d’entreprendre ?

O.T. : Nullement, c’est même le contraire qui se produit ! Pendant les confinements, nous avons constaté une hausse de nombreux traits psychologiques-hausse de la résilience, de l’espoir, de la capacité d’adaptation et à résoudre les problèmes, hausse de la capacité à être en cohérence avec ses propres valeurs et à assumer les conséquences de ses actes…. Tous ces traits et toutes ses capacités forment un capital psychologique favorable et à l’entrepreneuriat et à la préservation d’une bonne santé. En d’autres termes, cette crise exacerbe un capital « salutopreneurial » qui a la double vertu de préserver une bonne santé — saluto – et de promouvoir un esprit favorable à l’entrepreneuriat. C’est ce capital salutopreneurial que j’ai aussi appelé le « décret de la volonté ».

En positivant ce qui nous arrive, nous pouvons tirer profit de cette crise. 

Les TPE — PME, naturellement plus agiles, sont-elles mieux à même de rebondir ?

O.T. : La question du rebond est essentielle. Récemment, Sophie Ravel, membre de la Direction Générale des Entreprises au Ministère de l’Economie (DGE – Bercy) a initié un groupe de travail pour positiver la notion d’échec. Le mot rebond apparaît comme plus positif, car il permet d’évoquer l’échec, mais en suggérant une dynamique positive qui laisse entrevoir des jours meilleurs. Apprendre à nos entrepreneurs à rebondir, c’est finalement ce qu’ils font en permanence. La capacité d’adaptation — problem solvingest la première capacité d’un entrepreneur, surtout en période de crise. Lors des conférences que j’ai données avec le CJD, un JD me disait « l’échec n’est que le brouillon de la future solution ». En positivant ce qui nous arrive, nous pouvons tirer profit de cette crise. La plupart d’entre nous avons mieux expérimenté le travail à distance par exemple, ce qui pourra après la crise être une source de productivité tout en mieux respectant l’environnement – bien que l’usage du numérique soit aussi polluant, mais il y a un arbitrage à faire.

Amarok s’inscrit dans cette démarche ?

O.T. : Amarok a rejoint en 2016 le Portail du Rebond des entrepreneurs — qui regroupe six associations en Occitanie (Amarok, Apesa, SOS Entrepreneur, Recréer, Second Souffle, 60 000 Rebonds) — et notre stratégie s’est avérée payante. Le 16 novembre 2020, à Berlin, lors de la cérémonie organisée par l’assemblée européenne des PME, le Portail du Rebond a remporté le grand prix européen de la promotion d’entreprise (European Enterprise Promotion Award). Ce prix couronne l’importance que notre société doit apporter à la notion de rebond entrepreneurial, surtout dans ce contexte de crise que nous traversons. Dans cet hommage, nous y voyons aussi une reconnaissance des dix ans de recherche et d’engagement de l’équipe de chercheurs et de psychologues d’Amarok. Ce prix européen conforte l’utilité sociale et sociétale de nos travaux théoriques (Amarok Science) et de nos actions pratiques (Amarok Assistance). Amarok, au fil de son développement a été conduit à créer des cellules d’écoute psychologique et nous avons mis partout en France des numéros verts dédiés pour de nombreux organismes (FFB, Experts-Comptables, CCI, CMA, Chambres d’Agriculture…).

Il faut voir l’entrepreneuriat comme une source d’énergie vitale, au même titre que l’énergie fossile, solaire

Le système de l’auto-entrepreneuriat va-t-il résister à la crise ?

O.T. : Plus que jamais. Nous savons que l’entrepreneuriat de nécessité joue un rôle dans la dynamique économique et sociale des sociétés. Certes, il est moins impactant que l’entrepreneuriat d’opportunité, davantage générateur d’emplois et de croissance. Mais il a une immense vertu : celle de permettre à des centaines de milliers de personnes d’éviter le chômage et de s’engager dans des projets. Sur le plan de la santé, mieux vaut être un autoentrepreneur qu’un chômeur. C’est d’ailleurs le chômage qui est le plus dangereux sur la santé physique et mentale. Il faut voir l’entrepreneuriat comme une source d’énergie vitale, au même titre que l’énergie fossile, solaire… Mais c’est une énergie humaine, renouvelable à condition de créer les conditions économiques et sociales favorables. C’est aussi une énergie qui peut aussi s’épuiser si la société ne porte pas un regard bienveillant sur ces hommes et femmes qui prennent des risques, créent des emplois et transforment les contraintes en opportunités. En temps de crise, cette énergie est cruciale, car c’est là que réside le potentiel de la reprise afin de surmonter la crise et de conjurer le mauvais sort. Cette énergie entrepreneuriale est inclusive, car elle confère plus de place aux femmes (36 % des chefs d’entreprises sont des femmes lorsqu’une seule dirige un groupe du CAC 40), aux jeunes, aux étrangers, aux sans diplômes… L’écosystème PMiste est l’un des fondements les plus essentiels de nos sociétés, même si peu d’intellectuels, scientifiques, politiques, journalistes en ont conscience.

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