Comment devenir un leader intégral ? Rencontre avec Navi Radjou

Navi Radjou
Navid Radjou au congrès national du CJD

Une leçon d’optimisme. Voilà à quoi nous convie ce grand entretien. A rebours des discours alarmistes sur l’état de notre monde, Navi Radjou est convaincu que la nature profonde de l’Homme est portée vers l’altruisme. Pour accomplir cette nature, la seule voie possible nous mène à la sagesse.

Dirigeant : Vous êtes connu pour avoir popularisé la notion de « jugaad » que l’on peut traduire par « innovation frugale ». En quoi cette notion trouve-t-elle une résonnance à notre époque ? A quels enjeux contemporains le « jugaad » répond-il ?

Navi Radjou : « Jugaad » signifie « débrouillardise », « système D ». Aujourd’hui, tous les systèmes, politiques ou économiques, s’effondrent. Mais on ne remplace pas facilement un système par un autre. Il va falloir expérimenter d’autres façons de faire, inventer rapidement des solutions aux nouveaux problèmes qui se posent à nous, apprendre de notre expérience… C’est un nouvel état d’esprit à acquérir, qui met l’accent sur la capacité de résilience, à affronter l’adversité et nous y adapter. Au-delà de la méthode et des grands principes du « jugaad », c’est l’état d’esprit qui compte en premier lieu, c’est-à-dire la perspective avec laquelle nous envisageons les choses, l’angle à partir duquel nous considérons les problèmes. La France est championne du monde de football, mais nous sommes également champions du monde de la plainte. Nous adorons plaindre. Or nous ne pouvons pas changer le système si nous sommes continuellement dans la plainte. Nous ne pouvons pas inventer, créer tant que nous nous considérons comme des victimes du « système ». J’ai le pouvoir d’agir dès lors que j’arrête de me plaindre. Et puis il y a une autre raison qui fait que le « jugaad » apporte des réponses aux questions que nous nous posons actuellement. Si tout le monde se met à consommer comme des Américains, la terre sera invivable. D’autant plus qu’en 2050, nous serons 10 milliards à l’habiter. Ce n’est pas réaliste. Il nous faut aller vers plus de frugalité, trouver une voie médiane entre le style de vie des Américains du Nord et l’ascétisme. Ce n’est pas un appel à la décroissance, mais une invitation à revisiter nos modes de consommation, par exemple en privilégiant les circuits courts. Nous vivons dans une société malade du consumérisme. Le nœud du problème, c’est que consumérisme rime avec individualisme. Nous devons apprendre à consommer ensemble et non plus de manière fragmentée. L’économie du partage a cette vertu. Par exemple, plutôt que de prendre chacun notre voiture pour aller d’un point A vers un point B, les plateformes de covoiturage permettent de grouper les besoins et de limiter l’impact écologique des voyages. Actuellement, notre niveau de conscience est trop consumériste ; nous devons le faire évoluer. Se dire aujourd’hui que, comme le papier est recyclé, nous pouvons en consommer sans limites, cela ne traduit pas un changement de niveau de conscience. Il faut aller au-delà, ne pas en rester au seul niveau économique et marchand.

D. : Le « jugaad » incite à transformer les contraintes en opportunité. Cela rappelle le travail de l’alchimiste, qui cherche à changer le plomb en or. Quelles conditions sont selon vous nécessaires pour réussir cette improbable transmutation ?

N.R. : Tout est une question de perspective. Nous avons généralement tendance, quand nous repérons un problème, à lui trouver une solution de l’extérieur. Or très souvent le problème contient déjà en germe la solution ; les personnes possèdent déjà la solution, mais ne le réalisent pas. Parfois la personne voit mal le problème et il faut amener cette personne à changer de perspective, à cadrer autrement la situation. C’est un peu le travail du coach. En tous cas pas celui du consultant, qui apporte souvent du dehors une solution toute faite. En Inde, un jeune homme ne voulait plus conduire son vélo sur des routes ravagées par des nids-de-poule. Plutôt que de se plaindre, il a mis au point un système permettant de convertir les bosses et les creux en énergie d’accélération. C’est véritablement cela, transformer la contrainte en opportunité. Autre exemple : celui de Jean-François Caron, le maire de Loos-en Gohelle, cette commune du Pas-de-Calais. Plutôt que de se morfondre sur son taux de chômage ou la pollution de ses eaux, cette ancienne cité minière a choisi de se réinventer. La mairie a mis l’accent sur la cocréation de solutions avec les habitants. Tout passe par un changement de regard, un recadrage. On a choisi de percevoir le passé de la ville comme glorieux. Celui-ci fait la fierté des habitants. Le bassin minier est d’ailleurs depuis le 30 juin 2012 inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. Pour s’inscrire dans le mouvement de la transition écologique, l’église de Loos-en-Gohelle fait figure de pionnière en accueillant des panneaux solaires. Voilà comment cette ville se réinvente en s’appuyant sur ses ressources intangibles, celles que l’on possède déjà. Dernier exemple : plutôt que de laisser des personnes autistes en marge du marché du travail et de la société, des associations comme Specialisterne placent ces personnes dotées de capacité de concentration excédant de loin celles des gens dits ordinaires là où elles peuvent au mieux exprimer leurs talents, notamment pour tester des logiciels. Le « jugaad » c’est tout cela : puiser dans ses ressources intérieures et développer une résilience créative. La résilience, ce n’est pas le fatalisme, ce n’est pas encaisser des coups en s’autopersuadant qu’un jour, on rebondira. Cette conception est très vivace aux Etats-Unis, mais la résilience, ce n’est pas cela. La vraie résilience, c’est retourner une chose en son contraire, transformer une faiblesse en force comme dans les arts martiaux.

D. : Dans vos ouvrages et conférences, vous parlez beaucoup d’intelligence, de sagesse, d’ingéniosité… Comment les définissez-vous ? Qu’est-ce qui les distingue ?

N.R. : L’intelligence est une faculté qui vous aide à survivre, voire à conquérir la nature. Nous la développons pour survivre et pour ensuite devancer les autres et gagner la course. Elle est un outil motivé par l’intérêt personnel. Elle booste l’ego, vous aide à vous différencier, mais n’apporte pas de contribution à la société. L’intelligence est un excellent serviteur, mais un très mauvais maître. La sagesse, c’est la capacité à moduler son intelligence, à l’adapter à différents contextes. C’est aussi relier mon intelligence à celle des autres, à constituer une intelligence collective au service du bien commun. En aidant les autres à se développer, je m’aide aussi. L’ingéniosité, c’est la capacité à générer une solution originale qui porte votre signature unique. C’est produire quelque chose que personne d’autre que vous n’aurait pu produire. L’ingéniosité, ce n’est pas la créativité ; elle ne s’exprime pas dans la R&D. L’ingéniosité, ce n’est pas suivre des processus, appliquer des réponses stéréotypées aux problèmes. L’ingéniosité révèle avant tout l’authenticité de celui qui en fait preuve.

D. : Votre dernier livre entend proposer des pistes pour concilier business et sagesse. La tâche est immense. Quels signaux vous font espérer que le monde du business sera demain plus sage ?

N.R. : Quatre acteurs vont obliger les entreprises à cet éveil des consciences. D’abord les consommateurs qui sont de plus en plus vigilants aux conditions de production de ce qu’ils consomment. Ensuite les futurs employés des entreprises, ces générations Y ou Z, qui cherchent du sens dans leur engagement. La plupart d’entre eux veulent devenir entrepreneurs, c’est-à-dire créer quelque chose dont ils espèrent avoir un retour positif. Et puis il y a les gouvernements, exception faite de celui des Etats-Unis avec la présidence Trump. Les gouvernements entendent promouvoir davantage de performance sociale et écologique. C’est le cas avec la loi PACTE et celles sur la transition énergétique. Enfin, je crois que les investisseurs contraindront les entreprises à se montrer plus vertueuses. Larry Fink, le patron de BlackRock[1], entend forcer les dirigeants d’entreprise à se soucier davantage de performances sociales et environnementales. Pour Larry Fink, ces dernières sont gages de durabilité et c’est la raison pour laquelle BlackRock attache maintenant de l’importance aux impacts sociaux et environnementaux des entreprises qu’il finance, ainsi qu’à leur bonne gouvernance. Pas de progrès dans ces domaines, plus de financements. Le message a le mérite d’être clair. Consommateurs, futurs employés, gouvernements, investisseurs… et nous pouvons même ajouter un cinquième acteur : les entreprises elles-mêmes, qui décident de redéfinir leur raison d’être. Il ne s’agit plus seulement de pour elles réaliser du profit, mais de trouver son étoile polaire, sa noble cause. Tout cela ne doit pas être que de la communication, du « pipeau », mais s’inscrire dans l’ADN de l’entreprise. Siemens cherche aujourd’hui à passer d’un modèle BtoB (Business to Business) à un modèle BtoS (Business to Society). La raison d’être de Siemens, c’est aujourd’hui d’apporter de la valeur à la société. Dans chaque pays, les responsables de l’entreprise doivent identifier les besoins sociétaux à remplir à moyen terme. Il ne s’agit pas d’une simple étude de marché. On est au-delà, dans l’étude du besoin de la société. L’objectif sera ensuite de proposer des réponses adaptées en créant un écosystème avec les acteurs locaux. Il s’agit d’une nouvelle posture, celle de servir la société tout entière et non des clients individuels.

D. : Vous pratiquez régulièrement le yoga et la méditation. Cette dernière fait depuis quelque année son apparition fracassante dans le monde du travail. De plus en plus d’entreprises proposent à leurs collaborateurs de s’adonner à la méditation pleine conscience. Que pensez-vous de cette mode ?

N.R. : Il y a incontestablement une instrumentalisation de la méditation « pleine conscience ». On en fait un levier de productivité. On cherche à calmer l’esprit et à libérer le potentiel cérébral pour amener le salarié à travailler encore plus. L’enfer est pavé de bonnes intentions. C’est une dérive dont je suis témoin ici, dans la Silicon Valley. Mais il y a un autre aspect dont il faut se méfier. « Méditation » en langue pali[2] se dit « vipassana » qui signifie « tourner son regard vers l’intérieur » pour découvrir sa vraie nature. Quand vous vous adonnez à la pratique de la méditation pleine conscience, vous ouvrez une boîte de Pandore. Des pensées enfouies vont venir à la conscience, et cela peut fortement ébranler la personne. Il faut alors savoir faire preuve de sagesse, de lucidité sans jugement, d’auto-compassion. La pratique de la méditation pleine conscience doit être accompagnée par une personne qui va permettre de canaliser ce refoulé vers un objectif plus positif et de se libérer. J’ai appris ceci à mes dépens quand j’ai commencé ma pratique de vipassana il y a 11 ans.

D. : Vous vivez dans la Silicon Valley et êtes de culture franco-indienne. Qu’est-ce que cette part française dans votre identité vous apporte ? En quoi est-elle importante ?

N.R. : Je suis d’abord très attaché à la langue française. J’aime la langue soutenue que j’ai étudiée au lycée français de Pondichéry. Son côté extrêmement formel et structuré diffère de l’anglais américain. Penser en français, c’est chercher le mot juste et cela me force à faire attention et à me concentrer davantage. Et puis c’est une langue romantique, porteuse d’une certaine douceur… J’aime cette douceur de vivre française, et notamment le plaisir de prendre le temps de déjeuner, la convivialité de ces moments. Et puis la France accorde beaucoup d’importance au collectif. Pendant les campagnes présidentielles, on parle en France de projet de société. C’est inimaginable aux Etats-Unis où on ne parle que de créer des jobs.

D. : Les messages que vous portez incitent à l’altruisme et l’optimisme. Quelles sont pour vous les raisons de croire que ce qui nous est promis par certains, à savoir l’effondrement, n’arrivera pas ?

N. R. : Nous traversons une phase de transition, avec énormément de frictions. Le monde n’est pas en train de s’effondrer ; toutes ces frictions vont générer l’énergie pour créer un monde nouveau. C’est « l’appel du futur ». Je suis optimiste, car je reçois chaque semaine des dizaines d’emails de jeunes qui veulent façonner positivement le monde de demain. La génération Z est moins conformiste que les autres. Moins rebelle, elle ne veut pas la révolution ou la disruption, mais la transition. J’ai foi en elle. Et puis quand on regarde le XXe siècle derrière soi, on se rend compte que beaucoup de moments difficiles ont déjà été surmontés. Cela pousse à l’optimisme. De même, je pense que la nature humaine est bonne et que nous sommes câblés pour l’altruisme. Le capitalisme moderne réprime notre tendance naturelle à l’altruisme. Notre culture nous éloigne de notre penchant naturel. Le progrès jusqu’ici s’est déployé de manière unidimensionnelle, vers le seul développement matériel. Je vois beaucoup de signaux positifs. Des personnalités inspirantes font évoluer les consciences et la transition va se faire plus vite que je ne l’avais pensé. C’est d’ailleurs le thème principal de mon prochain livre, La Société Consciente(à paraître en 2019).

D. : Votre conseil à un dirigeant d’entreprise ?

N. R. : Soyez un leader intégral. Dirigez avec votre esprit, votre cœur et votre intuition. Avec l’intelligence artificielle, il sera de plus en plus important que les leaders puisent dans leur intuition, dans leurs émotions. Ils devront être sages afin de donner du sens. Bref, qu’ils dirigent avec l’entièreté de leur être.


[1] Fondé en 1988, BlackRock est le leader mondial dans la gestion d’actifs financiers. Il est présent dans 30 pays et gère aujourd’hui environ 7 000 milliards de dollars d’actifs. Il est actionnaire majoritaire dans 20% de l’ensemble des sociétés cotées américaines.

[2] Le pali, ou pāli, est une langue indo-européenne de la famille indo-aryenne parlée autrefois en Inde. Les premiers textes bouddhiques, tipitaka, sont conservés dans cette langue, qui est utilisée encore aujourd’hui comme langue liturgique dans le bouddhisme theravada.

Propos reccueillis par Lionel Meneghin

le 18-04-2019

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