Comment faire de la « croissance inclusive » ?

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Crédits : Can Stock Photo – tysmith

Ainsi donc, plusieurs grandes entreprises internationales viennent de s’engager à lutter contre les inégalités et à promouvoir la diversité en leur sein et dans leurs chaînes d’approvisionnement dans le cadre d’une initiative (Business for Inclusive Growth – B4IG) lancée sous l’égide de la Présidence française du G7, et coordonnée par l’OCDE. Sans surprise l’initiative a reçu un écho très important dans la presse, tant la question des inégalités est sensible aujourd’hui et tant la prise de conscience que les entreprises peuvent jouer un rôle dans la création de ce qu’elles appellent une croissance inclusive.

Or, en soulignant qu’il fallait désormais « veiller à ce que les fruits de la croissance économique soient plus largement partagés », les entreprises signataires semblent oublier leur propre histoire : ce sont certainement les institutions qui ont le plus fait, et continuent à faire, pour lutter contre les inégalités, au travers d’un mécanisme simple : la baisse des prix.

En 2002, Free, à l’époque petit fournisseur d’accès Internet, annonce le lancement d’un forfait haut-débit à 29 €/mois. C’est la stupeur chez les fournisseurs de l’époque, notamment AOL, dont l’offre est à 45 €. A ce tarif, AOL ne peut pas suivre et disparaîtra du marché rapidement. Free vient baisser le tarif du marché de 35 %, permettant l’explosion des abonnements. En 2012, Free réitère son coup et lance un forfait téléphonie mobile à… 2 €, à la stupéfaction de ses concurrents. Son succès conduira Arnaud Montebourg, à l’époque député socialiste, à déclarer : « Xavier Niel vient de faire avec son nouveau forfait illimité plus pour le pouvoir d’achat des Français que Nicolas Sarkozy en 5 ans ». Le fait que Free ait été en mesure de proposer un abonnement téléphonique moins cher que le tarif soi-disant « social » basé sur une subvention du gouvernement n’était pas sans ironie : Free était un acteur économique, agissant avec une logique économique, mais apparemment avec sa baisse de prix, il avait un très fort impact social !

La capitalisme, c’est la production pour les masses

Pourtant la stratégie de Free n’avait rien de nouveau à l’époque et s’inscrivait dans une longue tradition de modèles économiques centrés sur la baisse des prix qui remontent à la révolution industrielle dont on oublie bien souvent qu’elle a avant tout été une révolution des prix. Il suffit par exemple de lire Au bonheur des dames pour voir l’impact du lancement des grands magasins à Paris à la fin du XIXe Siècle et l’obsession de ces derniers à la fois d’offrir les produits les plus innovants, mais aussi de faire toujours baisser les prix, se battant au centime près, évinçant du marché les vendeurs traditionnels, plus chers, et forçant les producteurs à innover à leur tour pour baisser les prix. Bien que vilipendés par les traditionalistes de gauche comme de droite, les commerçants modernes étaient à la pointe de la baisse des prix, et donc de l’inclusion du plus grand nombre aux bénéfices de la croissance.

Dans son livre « Capitalisme, socialisme et démocratie » paru en 1942, Schumpeter expliquait en effet que l’innovation n’est pas caractéristique du système capitaliste : d’autres civilisations ou systèmes politiques ont été très innovants dans certains domaines (pensez à la technologie spatiale dans l’ex-URSS ou à la construction – le béton par exemple – dans la Rome antique). La véritable caractéristique du système capitaliste est plutôt sa capacité inhérente à démocratiser l’innovation, c’est-à-dire à rendre l’innovation disponible aux masses. Schumpeter résume ainsi l’argument : « Le moteur capitaliste est d’abord et avant tout un moteur de production de masse, ce qui signifie inévitablement aussi production pour les masses. C’est le tissu bon marché, le tissu de coton et de rayonne pas cher, les bottes, les automobiles et ainsi de suite qui sont les réalisations typiques de la production capitaliste, et non pas en règle générale une amélioration qui signifierait beaucoup pour l’homme riche. La Reine Elizabeth possédait des bas en soie. La réalisation capitaliste ne consiste pas en général à fournir plus de bas de soie pour les reines, mais à mettre ceux-ci à la portée des ouvrières en contrepartie d’une diminution constante des quantités d’effort (…) le processus capitaliste, non par coïncidence, mais en raison de son mécanisme propre, accroît progressivement le niveau de vie des masses. »

En d’autres termes, les symboles du capitalisme ne sont pas tant les start-ups de haute technologie dont on parle beaucoup que les grands innovateurs pionniers du low-cost que sont Wedgewood, qui a rendu la porcelaine accessible au XIXe Siècle, Henry Ford, qui a rendu l’automobile abordable, IKEA, qui fabrique des meubles esthétiques bon marché accessibles à tous, Wal-Mart, le supermarché qui sert une clientèle américaine majoritairement à faibles revenus, Bic qui démocratise les stylos dans l’après-guerre, Édouard Leclerc qui lance son supermarché dans l’hostilité générale, secrètement aidé par le gouvernement de l’époque qui cherche à baisser le coût de la vie pour les plus modestes, Logan qui lance une voiture à 7.500 €, ou EasyJet qui met n’importe quel endroit de l’Europe à 45 € de Paris. Lancée en 1966, la couche jetable de Procter & Gamble n’est pas la première, mais elle est 30 % moins chère que les produits existants, permettant enfin au plus grand nombre de parents (en l’occurrence surtout les femmes) de ne plus avoir à laver les couches de leurs enfants, une révolution que ceux qui n’avaient pas les moyens d’avoir une servante pour les laver appréciaient au plus haut point (l’inclusion sera telle qu’en 10 ans P&G multipliera le marché par 7 ; ça, c’est de l’inclusion !). A ses débuts dans les années 20, un frigo coûtait environ 11.000 € actuels. Aujourd’hui on peut en avoir un pour 100 €, soit une baisse de 99 % (eh oui, ils sont plus durables qu’avant). La démocratisation de la machine à laver, qu’on peut se procurer aujourd’hui pour 200 €, a incroyablement amélioré la vie des femmes qui, historiquement, lavaient les habits de la famille, ce qui était une tâche très longue et très ingrate. Inclusion. La liste pourrait continuer pendant des pages et des pages.

L’impact de stratégies de baisses de prix a historiquement été colossal dans l’amélioration de la vie quotidienne des plus démunis et leur inclusion au reste de la société pour partager les fruits de la croissance.

Et c’est cette démocratisation qui, à son tour, est au cœur de la croissance inclusive : lorsque plus de gens peuvent acheter un produit parce que son prix baisse, la production augmente, ce qui tire l’emploi et inclut de plus en plus de gens. Lorsque les machines désormais accessibles libèrent leur temps, ils peuvent faire d’autres choses. Bien entendu la notion de croissance inclusive évoquée par les initiateurs de B4IG va au-delà de la démocratisation des produits et des services, mais il n’empêche : l’impact de stratégies de baisses de prix a historiquement été colossal dans l’amélioration de la vie quotidienne des plus démunis et leur inclusion au reste de la société pour partager les fruits de la croissance.

Croissance inclusive ? Baissez vos prix !

Et donc le message à tous nos chefs d’entreprise pourrait être le suivant : vous voulez vraiment une croissance inclusive ? Chiche ! Et bien, baissez vos prix ! Pas pour faire une promo, mais mettez la baisse des prix au cœur de votre stratégie pour que les plus démunis puissent enfin y accéder. Un simple exemple suffira pour illustrer cette idée : un paquet de 16 yaourts marque Carrefour coûte 0,84 €/kg. Un paquet de 16 yaourts marque Danone coûte 1,24 €/kg (Source : Site Carrefour). Autrement dit, Carrefour vend ses yaourts 32 % moins cher que Danone. 32 % ! Il se trouve que Carrefour n’est pas signataire de l’initiative de croissance inclusive, et Danone si. C’est bien étrange.

Qui pourtant favorise vraiment la croissance inclusive ? Danone, très présent dans les médias, ou Carrefour, peu présent, mais qui vend ses yaourts 32 % moins cher que Danone ? 32 % ce n’est pas rien ; c’est une telle différence de prix qui permet à des familles démunies de quand même manger des yaourts. C’est une telle différence qui fait que le yaourt n’est pas un produit de luxe réservé à une petite élite. C’est une telle différence de prix qui permet l’inclusion économique, et donc sociale. C’est une telle différence de prix qui change vraiment la vie des gens, même si elle n’attire pas les caméras. Rappelez-vous, dans notre beau pays, les supermarchés sont des gros méchants. Sauf qu’à -32 % vous changez la vie des gens, et tant pis si ça ne fait pas sexy à Biarritz.

Vous voulez faire de la croissance inclusive ? Oubliez votre agence de com’, et baissez vos prix !

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