Le silence des agneaux : l’abandon des commerçants et ses conséquences

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© Can Stock Photo / franckito

Un spectre hante la France ; ce spectre, c’est la destruction du commerce suite au confinement. Cette destruction se fait dans une indifférence presque générale. Elle condamne des centaines milliers de nos concitoyens à la ruine au nom d’une politique sanitaire de plus en plus difficile à justifier. Elle risque d’avoir des conséquences catastrophiques qui iront bien au-delà de leur simple sort.

Avec un vaccin en ligne de mire, la fin de la crise de la covid semble en vue. C’est oublier qu’en pratique, il ne pourra y avoir de vaccination massive avant l’été prochain. La crise est donc pour longtemps avec nous et ce d’autant qu’en fermant les commerces, le confinement se transforme en un désastre économique, sanitaire et social.

Un désastre économique

Le confinement est d’abord un désastre économique qui ne fait que commencer et dont on commence seulement à prendre conscience. Les fermetures de commerces mettent en faillite des centaines de milliers de gens qui perdent le travail de toute une vie, et au chômage leurs employés. Comme souvent dans les situations complexes, les solutions d’aujourd’hui sont les problèmes de demain. Les fermetures entraînent des difficultés chez les fournisseurs qui à leur tour vont faire faillite ce qui va entraîner des difficultés dans les banques. En forçant les banques à accorder des prêts à des entreprises qui vont très probablement faire faillite, on crée de futurs problèmes lorsqu’il faudra recapitaliser les banques en urgence en raison des défauts de paiement qui se multiplieront, pénalisant ainsi la reprise économique post-épidémie. Quand on ferme des rayons entiers de supermarchés, sans aucune justification sanitaire, on condamne non seulement leurs employés au chômage, mais aussi les fournisseurs qui sont étranglés. Lorsqu’on interdit les livraisons de repas après 22 h, une décision qui n’a aucun intérêt sanitaire, on ne condamne pas seulement les restaurants, mais aussi toute la population des livreurs qui basculent dans le trou noir économique et social en raison d’une décision absurde prise par des gens qui, eux, n’en subiront aucune conséquence.

C’est d’autant plus triste que le confinement semble avoir été la seule option considérée, avec comme modèle mental l’objectif de non-saturation des hôpitaux. Or il y a deux façons de gérer un goulet d’étranglement : réduire les flux entrants, ou augmenter la capacité de traitement. Le confinement correspond à la première façon. La seconde, elle, ne semble pas avoir été considérée par nos gouvernants. Tout industriel sait qu’il doit adapter sa capacité de production à la demande de ses clients. Pourquoi l’hôpital ne pourrait-il pas faire de même ? On peut comprendre que la capacité hospitalière ait été contrainte en mars, où tout le monde a été pris par surprise, mais moins qu’elle n’ait pas été adaptée en prévision de la seconde vague. Question de coût, dira-t-on ? Mais on voit bien que le coût d’une telle adaptation aurait été largement inférieur à celui d’une l’épouvantable récession qui se produit.

La priorité sanitaire aux dépens de l’économie a d’autant moins de sens que les conséquences sanitaires d’une économie en forte récession sont toujours majeures : suicides, dépressions, troubles psychologiques, maladies, etc. En outre, un système de santé moderne coûte extrêmement cher, et ne peut exister sans une économie forte. Avec une économie durablement affaiblie, la France aura forcément un système de santé dégradé. Avec en outre une population malade, le coût de la santé va aller en augmentant, consommant des ressources toujours plus importantes et plombant l’économie en retour. C’est un cercle vicieux. Il n’y a pas de santé sans économie forte, et pas d’économie forte sans un tissu d’entreprises dynamiques grandes et petites. Or c’est ce tissu d’entreprises dynamiques qui est en train de mourir sous nos yeux.

Un désastre social

Mais il n’y a pas non plus de société vivante sans économie forte. En tuant les commerces, le confinement est également un désastre social. Le commerce en effet c’est la vie, même si la vie n’est pas réductible au commerce. N’importe quel maire vous dira que sans commerce il n’y a pas de centre-ville, et que sans centre-ville il n’y a pas de ville. La ville est le centre du pouvoir, mais aussi le lieu du marché. Le marché n’est pas juste un lieu de création de richesses, c’est aussi un lieu de sociabilité, comme le fait remarquer cette fiche de lecture du programme d’histoire de classe de 5e. La destruction en cours des commerces, au-delà des drames personnels des commerçants qui perdent tout, est donc aussi une destruction sociale de grande ampleur dont les effets seront considérables. C’est une destruction de la classe moyenne, et si l’histoire nous apprend quelque chose, c’est qu’une telle destruction se termine toujours mal politiquement.

Une situation qui rappelle le monde féodal

Car au-delà des conséquences économiques, sanitaires et sociales calamiteuses, il y a également une conséquence politique et morale. Car dans cette affaire en effet, les décideurs ne sont pas les payeurs. Ceux qui décident de telles mesures, et ceux qui les soutiennent n’ont pas à subir de conséquence personnelle du confinement : ils peuvent travailler depuis chez eux, et leur salaire et leur retraite ne seront pas affectés. Les cadres supérieurs des grandes organisations sont dans le même cas. En particulier en France, les grandes entreprises du CAC40 sont très liées à l’État et savent bien se protéger du marché, par des pratiques oligopolistiques, ou par l’obtention de subventions, commandes d’État et autres optimisations fiscales, et leurs employés n’ont guère à craindre les conséquences économiques de la situation actuelle, du moins à court terme.

Émerge ainsi un système dual : d’un côté un groupe largement protégé des conséquences économiques et sociales du confinement, et qui a donc intérêt à pousser la sécurité sanitaire au maximum, pour ainsi se donner bonne conscience d’avoir protégé la vie de « nos anciens », et de l’autre, un groupe qui subit directement ces conséquences et qui est abandonné à lui-même. Le premier défend sa cause 24 h/24 sur les plateaux TV, tandis que le second est largement invisible, à part peut-être au travers d’un témoignage enregistré de quelques minutes ça et là, qui tire une larme de crocodile aux experts présents sur le plateau. Dans ce groupe on compte les commerçants et les indépendants, mais aussi tous les employés directement au contact du marché, notamment ceux des petites structures. Le débat public est donc entièrement focalisé sur ce qu’on voit, des malades Covid en souffrance et des services hospitaliers surchargés, dont les représentants ont voix au chapitre, et ignore presque totalement ce qu’on ne voit pas, des milliers de gens qui vont dépérir, voire mourir en silence ; ce sont les intouchables de la société française, à qui l’on distribuera quelques aumônes, pour se donner bonne conscience, mais qu’on laissera largement à leur sort. Il n’est pas certain qu’ils l’acceptent facilement et le sentiment d’injustice ne peut que renforcer le caractère explosif de la situation dans un pays qui a mis l’égalité sur un piédestal.

Et donc, par un étrange retour de l’histoire, se reconstituent les trois états de l’ancien régime : une classe de fonctionnaires et de cadres du grand secteur privé, qui vit largement protégée du marché grâce à des rentes offertes par les oligopoles garantis par l’État, une classe cléricale de journalistes, de médecins et d’intellectuels qui fournit un cadre moral à la classe protégée, et enfin le tiers-état, classe laborieuse faite d’indépendants, de chefs de petites entreprises et d’employés du secteur privé non protégé qui sont directement soumis aux aléas du marché. En temps normal, lorsque le marché fonctionne bien, la classe laborieuse peut accepter son sort, et le système fonctionner. Mais nous ne sommes plus en temps normal, nous sommes en crise, et le propre des crises, c’est de révéler les fragilités d’un système et d’en saper la légitimité. Nous y sommes.

Au bord d’une non-linéarité

Et nous y sommes d’autant plus que toute la gestion de la crise actuelle repose sur un modèle mental, celui du mauvais moment à passer. On va sauver des vies, l’économie va souffrir, mais pour ce qui concerne cette dernière, « c’est rattrapable », comme le disait un médecin avec une arrogance et une suffisance dignes de l’ancien régime. Non, la perte d’un commerce, travail de toute une vie, ce n’est pas rattrapable ; ça ne l’est pas pour ceux qui ont tout perdu — revenu, retraite, estime de soi, sens de la vie. Certes, dira-t-on, dommage pour eux, mais c’est rattrapable globalement, car l’économie va repartir et tout sera oublié ? Mais rien n’est moins sûr. L’histoire ne progresse pas linéairement. Les dégâts que nous infligeons à la société en ce moment vont détruire des fondations économiques, sociales et politiques de manière durable. Penser que tout va repartir naturellement dès qu’on aura passé le cap du confinement, c’est faire preuve d’un optimisme déraisonnable. Il est donc possible que nous soyons entrés sans le savoir dans une période de changement profondément non linéaire, c’est à dire révolutionnaire.

Autrement dit, la crise de la Covid, loin de se terminer, ne fait peut-être que commencer.

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