Culture d’entreprise : un édifice pluriel, vivant, en confrontation permanente

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© Christina Morillo – Pexels

Qu’elle soit puissante, singulière dans le cas de certaines start-ups érigées en exemple, adaptable ou non face aux crises telles que celles de la COVID-19, voire destructrice dans certains cas qui font la Une des journaux, la culture d’entreprise est un élément clé de la performance de l’entreprise, de sa résilience et de sa croissance. A ce sujet, il est important de connaître et de maîtriser la culture de l’entreprise, non pas comme un « tout monolithique », mais comme un édifice pluriel, vivant, en confrontation permanente. Impératif pour les dirigeants, elle peut être vue comme la boussole donnant le cap des prises de décision, en s’y appuyant ou au contraire faisant évoluer des réflexes devenus caducs.

La culture, ce milieu dans lequel nous baignons inconsciemment

Avez-vous déjà essayé de décrire votre propre culture ? Pas si simple, n’est-ce pas ?

Cet ensemble de valeurs, croyances, normes et pratiques est invisible à l’œil de ceux qui y sont plongés. Bien souvent, ce n’est qu’en comparant différentes cultures (nationales par exemple) que leurs spécificités se dévoilent. Ce qui paraît normal chez les uns devient incongru chez les autres.

Comme dans tout édifice fictionnel – comme Yuval Noah Harari appelle les organisations non tangibles que sont les états, les communautés, les entreprises, les associations, tout est culturel dans l’entreprise. Ah non ! nous direz-vous, la finance, la gestion, les tableaux de bord, c’est « rationnel, pas culturel » ! Pourtant, quand on regarde bien, il n’y a rien de plus culturel qu’un tableau de bord au sein d’une entreprise. Le créer procède de choix : choix d’un modèle, choix d’une méthodologie, choix d’indicateurs… Pour évaluer les alternatives, il faut émettre des postulats.
« Si je suis tel indicateur, j’aurai tel résultat ». Le choix final hiérarchise ce qui est important et doit donc figurer dans le tableau de bord, et ce qui l’est moins. Il renvoie ainsi à des valeurs (ce qui est important) et à des croyances (le lien que l’on fait a priori entre une action et un résultat), qui sont deux éléments clés d’une culture.

Une culture peut se décomposer en éléments tangibles et intangibles qui se traduisent en pratiques et pensées partagées par un groupe d’individus.

Quels sont les comportements valorisés ? (la rigueur, la débrouillardise…). Quels sont les comportements proscrits ? (arriver en retard en réunion, s’interrompre, prendre des initiatives sans les faire valider). Les expressions, rituels, codes vestimentaires sont aussi autant de signes qui témoignent de la culture de l’entreprise. Plus largement ces signes culturels distinctifs peuvent appartenir aussi bien au champ émotionnel (humeurs, sentiments exprimés de manière non verbale) qu’au domaine cognitif (valeurs, pensées, exprimées verbalement), qui, partagés, distinguent l’entreprise (ou un groupe d’acteur au sein de l’entreprise) dans sa façon d’appréhender les événements, de prendre des décisions et de faire face aux défis.

La culture d’entreprise se forge au fil du temps. Au fur à mesure des expériences, événements vécus en commun, via le filtre culturel préalable, l’entreprise développe des hypothèses, des croyances, des postulats sur ce qui motive ses membres, ses clients, ses partenaires, et sur les résultats qu’une action va avoir.

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Figure 1 : Arbre Culturel

En reprenant la définition anthropologique de la culture, Edgar Schein appelle cela les « Prémisses » autour des Valeurs et des Artefacts.

Prenons l’exemple de 2 GAFA. AMAZON peut être vu comme portant des valeurs d’exigence et de compétition ; APPLE comme possédant une culture de la discrétion et de l’autorité. De quelles croyances, histoires communes et modèles de pensées découlent et se cristallisent ces deux identités culturelles ? Et comment se sont-elles nourries au fil du temps ?

Chez Amazon, les réunions sont « bizarres » selon les dires de Jeff Bezos lui-même. L’un des participants prépare un document de six pages rédigées et construites. Ce document reprend le contexte, les objectifs et les informations utiles à la réunion. Les autres participants sont tenus de les lire en silence au début de la réunion, face au rédacteur. Cette méthode, selon le fondateur de la marketplace, favoriserait la participation, la maîtrise des sujets et l’efficacité de la réunion.

Chez Apple, l’information n’est diffusée qu’aux personnes qui en ont besoin. Les employés soupçonnés de dévoiler des informations confidentielles peuvent faire l’objet d’enquêtes poussées. En réunion, le premier réflexe est de s’assurer que toutes les personnes présentes dans la pièce soient au fait des secrets qui entourent le sujet en question. « Les employés d’Apple et leurs projets sont un peu comme les pièces d’un puzzle. L’image du puzzle complet n’est connue qu’au plus haut niveau de l’organisation » évoque Adam Lashinsky dans Inside Apple:

Portées par les leaders, les croyances cristallisent des modes de fonctionnement qui ont des effets aussi bien positifs que négatifs. Le succès commercial d’Apple repose ainsi sur cette culture d’entreprise particulière qui inclut sa capacité à surprendre et à innover, mais nourrit un culte absolu du secret y compris en équipe. Parmi les effets positifs de cette culture, on peut citer ici l’efficacité et l’innovation autour de l’usage. Les effets négatifs, eux, seront le manque de fertilisation entre équipes et l’ambiance parfois pesante.

Négliger ou vouloir imposer la culture dessert le leadership

La plupart des dirigeants sont attentifs à la culture de leur entreprise, par l’affirmation de visions et d’ambitions. Pour autant, ces tentatives s’appuient souvent sur des perceptions parcellaires ou idéalisées. Elles peuvent alors être mal interprétées ou même avoir les effets inverses aux intentions initiales.

Durant les années 2000, Microsoft souhaitait valoriser, auprès de ses managers d’unités, l’exigence de qualité et la maîtrise technique. Les managers étaient ainsi invités chaque année à présenter devant l’ensemble des collaborateurs les avancées précises de leur activité, chacun jouant progressivement une certaine surenchère dans l’argumentation technique. Cet exercice a vite été perçu comme une séance d’inspection. Ces présentations avaient en fait renforcé les principes de contrôle et de compétition entre collaborateurs au sein de la culture d’entreprise. La direction dut refondre les modes de coordination et d’animation pour corriger ces perceptions auprès des managers et revenir aux valeurs initiales de partage de connaissances et de collaboration. Si la direction de Microsoft avait initié un diagnostic, cela aurait permis d’embarquer le management autour d’une vision culturelle commune, et ainsi poursuivre le l’élan vertueux souhaité lors de ces séminaires.

Certaines organisations tentent d’élaborer sur mesure des traits culturels, dans un but de communication ou d’attraction de nouveaux collaborateurs. Elles affichent sur les murs des valeurs sous forme d’affirmations identitaires ou de listes de pratiques cibles souhaitables, comme dans les efforts sur la marque employeur par exemple.

Ces tentatives ont peu de probabilités de succès si elles ne sont pas corroborées par des preuves tangibles. Chacun d’entre nous est capable de reconnaître implicitement et inconsciemment l’identité culturelle d’un groupe, et de détecter les « fausses notes » dans la représentation des valeurs d’une entreprise. Ainsi, une entreprise qui promeut sur ses murs la bienveillance managériale met en contrepoint l’accent sur les comportements managériaux qui ne seraient pas empreints de bienveillance.

Certains traits culturels peuvent objectivement se révéler obsolètes, sclérosants et contre-productifs. Cela explique en partie la méfiance, voire la défiance, de certains dirigeants vis-à-vis des dimensions culturelles.

Vouloir corriger de front ces comportements devenus inappropriés et néfastes peut se révéler vain et épuisant. Il s’agit plutôt de re-explorer les valeurs et croyances profondes de l’organisation, sur lesquelles l’ensemble des collaborateurs s’accorde, et de les traduire en de nouveaux comportements (cf figure 1 — arbre culturel). Ces nouvelles pratiques, grâce aux valeurs « revisitées », sont ainsi plus vertueuses et en accord avec la stratégie de l’entreprise. Il ne s’agit pas de réfréner ou de masquer des habitudes « dérangeantes », mais plutôt de les mettre sous un autre éclairage, permettant une prise de conscience et un repositionnement des collaborateurs.

Modéliser sa culture grâce à des grilles de lecture

Plusieurs outils méthodologiques ont été développés par des chercheurs, sociologues, anthropologues…, pour modéliser la culture des organisations.

Les travaux de Geert Hofstede, de Fons Trompenaars, et en particulier celui de Robert Quinn et Kim Cameron font référence. Ces derniers proposent une matrice simple et facile d’accès, la « competing value framework » (cf. figure 2).

Ce modèle permet de positionner l’identité culturelle d’une organisation sur 2 axes :

  • Orientation Interne vs Externe : privilégie-t-on la cohésion interne ou l’adaptation à l’environnement extérieur ?
  • Flexibilité vs Stabilité : comment les collaborateurs réagissent au changement?
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Figure 2 : Modèle de Quinn

Cet outil présente l’avantage d’être aussi bien applicable à l’organisation qu’à un individu spécifique. Il permet ainsi de comparer ou confronter les traits culturels d’une organisation avec le profil comportemental de ses dirigeants.

« Culture eats Strategy for breakfast » (Peter Drucker): l’alignement entre culture et stratégie, un atout concurrentiel décisif

L’alignement entre culture et ambition stratégique est un enjeu majeur de la réussite des stratégies d’entreprise.

L’authenticité est une condition clé pour permettre à la culture de rayonner et de mobiliser les forces collectives.

Celle-ci constitue dans ce cas une source d’énergie remarquable et un atout compétitif ultime :

  • C’est un capital immatériel unique, non transposable, ni copiable, qui traduit la singularité de l’organisation,
  • C’est un facteur d’engagement : l’individu qui perçoit une résonance de ses propres valeurs, trouvera un réel sens dans son travail,
  • C’est un levier d’influence et d’orientation, façonnant les décisions des dirigeants (en amont), ET la mise en œuvre de la transformation (en aval).

La mesure de la culture de l’entreprise constitue le socle préalable à la formulation de sa raison d’être et de ses missions au sein de la société. De nombreux dirigeants s’en sont emparés dans le cadre de la loi PACTE et du nouveau statut d’Entreprise à missions, pour poursuivre le but de responsabilité sociétale pleine et authentique.

Comprendre la culture pour mieux décrypter et renforcer son propre système de décisions

Un premier diagnostic culturel, souvent avec un œil externe, permet d’identifier et de caractériser les spécificités culturelles et mettre au jour les croyances opérantes des différents groupes au sein de l’entreprise.

Mais cela ne suffit pas! Que cette connaissance soit partagée dans l’entreprise est une chose, que le collectif managérial ait une véritable prise de conscience en est une autre.

Lors de séminaires managériaux autour de la culture, les managers prennent soudain conscience des écarts entre la culture d’entreprise originelle, construite autour de grands mythes fondateurs et la façon dont elle évolue et elle est percutée par les différentes transformations (externes et internes) et l’évolution des ressources humaines.

C’est avec cette prise de conscience que les stratégies d’entreprise peuvent être conçues et déployées avec d’autant plus d’efficacité qu’elles s’appuient sur les ressorts culturels de l’entreprise. 

La prise en compte des traits culturels est essentielle dans le processus de décision des dirigeants. Cela leur permet d’être conscients de ce qui entre en jeu lorsqu’ils doivent trancher et qu’ils engagent leur propre responsabilité et leur subjectivité. La part d’inconscient et d’influence implicite reprend toute sa place, face à la rationalité supposée de la situation. Percevoir l’impact des valeurs, des croyances et des normes sur l’organisation permet d’agir en conscience, de manière raisonnée

L’objectif ici n’est pas de réprimer ces influences naturelles, mais de mesurer les freins et les efforts à fournir pour adopter une décision qui vient bousculer les croyances et valeurs du groupe. La crise de la COVID-19 l’a démontré : la culture est une alliée précieuse si les orientations prises sont alignées avec les fondements culturels collectifs. Cette crise a été un révélateur culturel, car dans la plupart des cas, elle a été mise en œuvre en réflexe. Les entreprises ayant déjà mené leur réflexion sur la culture ont sans conteste un pas d’avance par rapport à leurs concurrents.


Yaël Rawat, Senior manager People & Culture chez Talan Consulting

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