COVID-19 : quatre rappels douloureux sur la prise de décision en incertitude

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© Can Stock Photo / darklight

L’émergence inattendue du coronavirus ainsi que ses conséquences incertaines nous rappellent quatre choses que nous aurions du savoir, ou que nous savions, mais que nous avons ignorées sur l’environnement dans lequel nous vivons : l’imprédictibilité de l’avenir, la différence entre le risque et l’incertitude, la non-linéarité de l’évolution du monde et la construction sociale des surprises.

1) L’imprédictibilité de l’avenir

Rappelez-vous c’était il y a trois mois, le début de l’année et les prévisions des experts pour 2020. Chaque année c’est la même chose. L’économie, la société, tout y passe, et chaque année c’est la même chose : un événement survient qui dément toutes les prévisions. Ce qui était annoncé ne se produit pas, et ce qui se produit n’était pas annoncé. Nous le savons, mais nous continuons à produire des prévisions et à les croire en agissant sur leur base. Tant que nous continuerons à prendre nos décisions sur un paradigme prédictif, nous resterons fragiles, c’est-à-dire qu’il suffira que les prévisions sur lesquelles nous nous basons se révèlent fausses, ce qui arrive souvent, pour que ces décisions aient des conséquences catastrophiques pour nous.

2) La différence entre risque et incertitude

Faut-il avoir peur de ce virus ? C’est bien sûr la question que se pose chacun d’entre nous, tiraillé entre l’inquiétude de ne pas prendre au sérieux ce qui pourrait s’avérer être l’épidémie du Siècle et la crainte de céder à la panique si son impact ne s’avère que modeste, à l’instar d’Éric Caumes, chef du service des maladies infectieuses de la Pitié-Salpêtrière, qui déclarait ainsi récemment : « Si vous n’avez pas peur de la grippe (jusqu’à 10.000 décès/an en France), pourquoi avez-vous peur du coronavirus ? » Cela semble le bon sens même, et pourtant la comparaison n’est pas légitime, car elle ignore une distinction très importante, celle entre le risque et l’incertitude, qu’un décideur doit absolument maîtriser. La grippe est un événement récurrent et connu ; il relève du risque, c’est-à-dire qu’il est gérable ; Le coronavirus est inédit, et son impact est imprévisible à ce stade. Il relève de l’incertitude et est donc moins facilement gérable, notamment parce qu’il peut évoluer soudainement en létalité. Le simple fait que les experts s’étripent à l’heure où sont écrites ces lignes sur le fait de savoir si oui ou non il faut prendre des mesures drastiques est tout à fait typique d’un problème complexe incertain : nous ne pouvons même pas nous mettre d’accord sur l’évaluation de sa gravité !

3) La non-linéarité de l’évolution du monde

Les épidémies n’ont rien de nouveau, elles ont toujours fait partie de la vie humaine. La peste a tué environ un tiers de la population européenne au XIVe Siècle, et la grippe espagnole plus de cinquante millions de personnes en 1918-1919. Plus généralement la majorité du changement de notre environnement se fait au cours de brusques sauts, et non de façon continue. Le monde évolue peu pendant assez longtemps, puis soudainement quelque chose survient qui apporte un changement profond. Dans son ouvrage éponyme, Nassim Taleb utilise l’expression Cygne noir pour caractériser un tel événement. Le coronavirus, comme la crise de 2008, le Printemps Arabe, la guerre en Syrie ou encore le Brexit sont des exemples typiques de Cygnes noirs parmi tant d’autres. Plus la phase d’évolution faible a été longue, plus nous nous sommes habitués à un changement faible, et plus le changement brutal peut nous surprendre et avoir de conséquences. Nous avons fini par penser que l’état du monde que nous connaissons aller durer pour toujours et le Cygne noir vient mettre fin à cette illusion.

4) Les surprises sont socialement construites

Un Cygne noir est défini comme un événement de faible probabilité, mais de fort impact. Si ces événements sont jugés de faible probabilité lorsqu’ils sont évalués, c’est parce que le modèle que nous construisons de la réalité nous amène à cette conclusion. Un Cygne noir n’est jamais une surprise en elle-même, il n’est une surprise que parce que notre modèle assigne une faible probabilité à l’événement considéré (à supposer qu’il soit considéré). Autrement dit, nous construisons nos surprises à partir de nos modèles mentaux, qui vont nous rendre très efficaces dans certains domaines, et complètement aveugles dans d’autres. Comme ces modèles mentaux sont constitutifs de notre identité, ce par quoi nous sommes surpris dépend donc de qui nous sommes. Cela explique pourquoi un événement pourra être une surprise complète pour certains, et pas pour d’autres. Ainsi Bill Gates, fondateur de Microsoft désormais très engagé dans la philanthropie notamment contre les maladies comme la Malaria, avait depuis longtemps averti du danger d’une épidémie massive, sans être écouté par les gouvernements. Dans un monde de surprise, il est donc indispensable d’examiner de façon systématique et régulière ses grandes croyances, constitutives de ses modèles mentaux, en se posant la question suivante : « qu’est-ce que, je crois qui est (peut-être) devenu faux ? ».

Malgré la succession de surprises massives de tous ordres que nous avons vécues au moins depuis les quinze dernières années, nous formons toujours nos futurs dirigeants sur un paradigme prédictif autour de la notion de risque calculable, alors que tout ce qui compte vraiment n’est ni prédictible ni calculable. Il y a quelque chose de désespérant à voir qu’aucune leçon n’a été tirée des échecs massifs de ce paradigme, que ce soit en finance, en économie, en politique ou dans d’autres domaines. Les effets de cette inconséquence sont considérables. Dans un monde comme le nôtre, il est indispensable que les décideurs, dans quelque domaine que ce soit, acquièrent une véritable culture de l’incertitude aussi bien dans l’anticipation que dans la gestion d’événements inédits.

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