Cynthia Fleury : « le ressentiment est un délire victimaire »

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Crédits : 28 Minutes – Arte

Il faut dépasser la peine, la colère, le deuil, le renoncement et, de façon plus exemplaire, le ressentiment, cette amertume qui peut avoir notre peau alors même que nous pourrions découvrir son goût subtil et libérateur. L’aventure démocratique propose elle aussi la confrontation avec la rumination victimaire. La question du bon gouvernement peut s’effacer devant celle-ci : que faire, à quelque niveau que ce soit, institutionnel ou non, pour que cette entité démocratique sache endiguer la pulsion ressentimiste, la seule à pouvoir menacer sa durabilité ?

« Le ressentiment est un délire victimaire, délire non pas au sens où l’individu n’est pas victime – il l’est potentiellement –, mais délire parce qu’il n’est nullement la seule victime d’un ordre injuste. L’injustice est globale, indifférenciée. Certes, elle le concerne, mais la complexité du monde rend impossible la destination précise de l’injustice. Par ailleurs, victime par rapport à quoi, à qui, à quel ordre de valeurs et d’attentes ? Enfin c’est une chose de se reconnaître temporairement victime, de se reconnaître un instant comme tel, c’en est une autre de consolider une identité exclusivement à partir de ce « fait » à l’objectivité douteuse et à la subjectivité certaine. Dès lors, il s’agit bien d’une « décision » du sujet de choisir la rumination, de choisir la jouissance du pire, que ce choix sont conscientisé ou non – il ne l’est généralement pas.

Il y a « délire » parce qu’il y a aliénation, non perception de sa responsabilité dans la plainte réitérée, délire parce que le sujet ne voit pas qu’il est à l’œuvre dans la mécanique de rumination. Il refuse de défocaliser, de renoncer à l’idée de réparation, sachant que la réparation est illusoire car elle ne sera jamais à la hauteur de l’injustice ressentie. Il faut clore et le sujet ne veut pas clore.(…) Le sujet fonctionne avec son ressentiment comme avec un « fétiche ». À quoi sert le fétiche ? Précisément à remplacer la réalité qui est insupportable au sujet. Autrement, si le sujet a tant de difficulté à se dessaisir de la plainte, c’est parce que celle-ci fonctionne comme un « fétiche », elle lui procure le même plaisir, elle fait écran, elle permet de supporter la réalité, de la médier, de la dé-réaliser. Le seul réel vivable devient la plainte, par le principe de plaisir qu’elle procure, et le ressentiment-fétiche agit comme une obsession. Le ressentiment ne sert pas uniquement à maintenir la mémoire de ce qui a été ressenti comme blessure, il permet la jouissance de cette mémoire, comme de maintenir vivace l’idée de châtiment. (…)

Résister à l’appétit de vengeance, entrer en conflit avec le ressentiment lui-même et non pas avec l’objet du ressentiment – ce qui équivaudrait à une falsification du combat –, avoir conscience de l’offense et pour autant la dépasser, ne pas s’y soumettre, voilà bien quelque chose d' »actif » – qui demande à la fois une capacité de symbolisation et une capacité d’engagement dans le monde environnant. »


Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, NRF Gallimard, 2020.

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