Edgar Morin : comprendre pour agir

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Capture d’écran de l’émission « C à Vous » du 06/09/2019 – Crédits : France 5

A l’évidence, ou ne peut réagir efficacement à une crise comme la nôtre si l’on n’appréhende pas ce qui lui a permis de prendre une telle ampleur. Pourquoi ne l’a-t-on pas vue, voulu voir venir ? Pourquoi a-t-on, presque toujours et partout, réagi avec retard, en ordre dispersé, de façon souvent inadéquate ? Pourquoi s’est-on trouvés démunis, sans les stocks de ressources nécessaires ? D’où la mascarade des masques ! Or, voilà plus de cinquante ans que les réponses à ces questions nous ont été fournies, réitérées par Edgar Morin jusqu’à lasser les sourds ! Il a donné l’alerte, dénonçant la progression « des forces d’autodestruction à la fois dans des personnes et des groupes inconscients d’être suicidaires ». Depuis le début de l’année, les presses française et italienne lui donnent plus que jamais la parole. C’est très salutaire. Mais sera-t-il mieux entendu par ceux dont, précisément, il souligne les travers tout en nous mettant en garde contre toute recherche de boucs émissaires ?

Edgar Morin constate que les prises de conscience demeurent lentes et tardives. Avec sa liberté de parole, il persiste à décrire les causes de la situation :

  • Un mode de pensée empêchant de voir la réalité complexe, de comprendre l’incertitude dans laquelle nous sommes contraints de vivre. Pensée qui mène les spécialistes à s’isoler et ne pas collaborer.
  • Une doctrine néolibérale avide plaçant l’Argent avant l’Homme, négligeant l’avenir, générant injustices, replis nationalistes, vagues antidémocratiques.
  • La peur de parler vrai et, aggravant le tout, les collusions et la corruption !

Mutiler la réalité mutile aussi les hommes

Il y a dix-neuf ans, Edgar Morin écrivait : « le problème crucial de notre temps est la nécessité d’une pensée apte à relever le défi de la complexité du réel ».[1] « On l’a esquivé dans le fait de séparer les connaissances entre les disciplines, ce qui a permis d’approfondir beaucoup de connaissances particulières, mais ce qui rendait de plus en plus incapable de relier. Le défi c’était “comment relier”, se forger des outils pour relier ce qui est séparé. »[2] Aujourd’hui, le défi demeure, car « la compartimentation des savoirs empêche de traiter les problèmes à la fois fondamentaux et globaux. » Déjà en 1991, Edgar Morin m’expliquait qu’une vision unidimensionnelle « mutile non seulement la réalité, mais aussi les êtres humains, fait verser le sang, répand la souffrance et nous conduit à la tragédie suprême » ![3] Celle-ci est-elle en train de s’accomplir ? Edgar Morin, comme les prospectivistes, rappelle que « le pire n’est jamais sûr ». Il ne pense pas que nous soyons à la veille d’une fin de l’humanité, mais il constate [4] une triple crise : crise biologique menaçant nos vies, crise économique, crise de civilisation nous faisant passer du temps de la mobilité à celui de l’immobilité obligée. Le drame actuel « révèle une fois de plus la carence du mode de connaissance qui nous a été inculqué, qui nous fait disjoindre ce qui est inséparable et réduire à un seul élément ce qui forme un tout à la fois un et divers. » « Il est tragique que la pensée disjonctive et réductrice règne en maîtresse dans notre civilisation et tienne les commandes en politique et en économie »[5].

Une soif effrénée de profits

« Cette formidable carence a conduit à des erreurs de diagnostic, de prévention, ainsi qu’à des décisions aberrantes. » « D’innombrables désastres humains, dont ceux survenus depuis février 2020, » résultent de cette pensée aveuglante conjuguée avec « la domination incontestable d’une soif effrénée de profit ». Et de dénoncer clairement le credo néolibéral : « l’obsession de la rentabilité chez nos dominants et dirigeants a conduit à des économies coupables comme pour les hôpitaux et l’abandon de la production de masques en France. » Cela conduit Edgar Morin à plaider aussi pour une réindustrialisation européenne, qui réduise nos dépendances, notamment, mais pas seulement, en matière de santé[6]. Les économies réalisées sans soucis des lendemains et des risques créés résultent d’une conjugaison de la vision bureaucratique compartimentée et du néolibéralisme. Celui-ci véhicule une vision et une morale obsédées par les profits immédiats. D’où des dégâts à terme, d’autant que la performance globale d’une organisation et, encore moins, d’un Etat, n’est jamais la somme des performances locales. Les visions court-termistes négligent le fait que nous vivons dans l’incertitude. Nous devons anticiper des imprévus, de nature non prévisible, mais dont l’avènement est probable, investir par exemple dans des réserves de ressources inutiles dans l’immédiat. Faute de quoi, on arrive là où nous nous trouvons. Car « il faut cesser de sacrifier l’essentiel à l’urgent, l’essentiel est devenu urgent »[7].

La responsabilité passe par la reconnaissance des erreurs

La dérobade intervient après l’imprévoyance. Edgar Morin déplore qu’on ait nié la nécessité « du port du masque, uniquement pour… masquer le fait qu’il n’y en avait pas ! On a dit aussi : les tests ne servent à rien, uniquement pour camoufler le fait qu’on n’en avait pas non plus. Il serait humain de reconnaître que des erreurs ont été commises et qu’on va les corriger. La responsabilité passe par la reconnaissance de ses erreurs »[8]. Ces comportements ébranlent la confiance des citoyens, envers les politiques et les scientifiques experts, volontiers dogmatiques, qui étalent leurs dissensions à la télévision. Conséquence politique, cela renforce les mouvements populistes. Conséquence sanitaire, cela empêche de conjuguer l’ensemble des connaissances disponibles ; or, les remèdes à des maux complexes ne peuvent être trouvés qu’au prix de collaborations pluridisciplinaires. C’est que la science est « ravagée par l’hyperspécialisation, qui est la fermeture et la compartimentation des savoirs spécialisés au lieu d’être leur communication. »

La confiance est encore affaiblie parce que « certains grands scientifiques ont des relations d’intérêt avec l’industrie pharmaceutique dont les lobbys sont puissants auprès des ministères et des médias, capables d’inspirer des campagnes pour ridiculiser les idées non conformes ».

Une époque de régression

La progression de la méfiance est l’une des causes d’une crise politique actuelle, qui elle-même interagit avec la crise sanitaire. Le « grand marché planétaire » a créé « une peur générale du futur ». Pour Edgar Morin, cela évoque la crise des années trente où des pays comme l’Allemagne ont embrassé l’ultranationalisme. Cela devrait inciter à la plus grande vigilance ! « Nous vivons une époque de régression » avec « une crise de la démocratie qui cède la place à des régimes semi-dictatoriaux, dans bien des pays, Europe comprise. » Cette « tendance quasi universelle » se conjugue avec « la domination de gigantesques forces économiques qui pèsent sur les populations dans les conditions néolibérales actuelles ». « La conviction que la libre concurrence et la croissance économique sont panacées sociales escamote la tragédie de l’histoire humaine que cette conviction aggrave. » Au cours des dernières décennies, le credo néolibéral a fait reculer, en Europe, le caractère public et universel de la santé et a affaibli, plus généralement, l’ensemble des services publics. « Gérer les hôpitaux comme des entreprises, c’est traiter les patients comme des marchandises. (…) d’où des désastres humains et sanitaires ». Dans une glaciale logique financière de sélection naturelle, il devient « rationnel » de sacrifier les plus faibles, vieillards et malades !

Plus d’interdépendance, moins de solidarité

Dialoguant avec le philosophe italien Nuccio Ordine[9], Edgar Morin est revenu sur la responsabilité du capitalisme financier néolibéral. Celui-ci « a déclenché les grands problèmes qui affligent notre planète : l’endommagement de la biosphère, la crise générale de la démocratie, l’accroissement des inégalités et des injustices, la prolifération des armements, les nouveaux autoritarismes démagogiques, Etats-Unis et Brésil en tête ». Nuccio Ordine et Edgar Morin s’accordent à constater un paradoxe mortifère. « La pandémie a démontré que l’humanité est un seul continent et que les humains sont profondément liés entre eux. » Or « la diffusion du capitalisme agressif dans les années 1990, » a rendu les nations très interdépendantes, mais a déclenché « des formes d’égoïsme et d’ultranationalisme. » Celles-ci ont relancé des fermetures identitaires et alimenté de dangereux souverainismes. Dangereux politiquement pour nos libertés et, dans l’immédiat, pour nos santés, nos économies, parce qu’ils empêchent des réponses concertées, bien plus efficaces, au coronavirus.

Des oasis de pensée libre, de fraternité

Edgar Morin a expliqué, avec Mauro Ceruti, que nous devons choisir notre l’Europe, celle d’Hitler ou celle d’Erasme[10]. Aujourd’hui, il stigmatise « la pseudo Europe des banquiers et des technocrates qui a massacré ces dernières années les idéaux authentiques européens », contrant chaque tentative de construction d’une conscience communautaire. La pandémie va-t-elle déboucher sur « quelque progrès politique, économique, social, comme il y en eut peu après la Seconde Guerre mondiale ? » Que deviendra « le réveil de solidarité provoqué pendant le confinement, non seulement pour les médecins et infirmières, mais aussi pour les derniers de cordée, éboueurs, manutentionnaires, livreurs, caissières, sans qui nous n’aurions pu survivre alors que nous avons pu nous passer de Medef et de CAC 40 ? » Edgar Morin pense que « la pratique massive du télétravail qu’entraîne le confinement » pourrait « changer le fonctionnement des entreprises encore trop hiérarchiques ou autoritaires » et favoriser une relocalisation de l’industrie. Il aimerait que l’expérience du confinement fasse reculer « l’intoxication consommatrice et l’obéissance à l’incitation publicitaire. » Il ne se fait pas trop d’illusions : « il faudra d’autres incitations et de nouvelles prises de conscience pour qu’une révolution s’opère dans ce domaine. Toutefois, il y a l’espoir que la lente évolution commencée s’accélère ».

Edgar Morin s’interroge : « le néolibéralisme ébranlé reprendra-t-il les commandes ? Les nations géantes s’opposeront-elles plus que par le passé ? » Pour construire « un nouvel essor de vie conviviale et aimante vers une civilisation où se déploie la poésie de la vie, où le je s’épanouit dans un nous », il faudra que face à la régression se constituent des « îlots de résistance. » « Créons des oasis de pensée libre, de fraternité, de solidarité, défendant des valeurs universelles, humanistes qui pourront devenir une avant-garde. C’est arrivé souvent au cours de l’Histoire et cela arrivera encore ». Et lorsque des ponts relieront suffisamment d’îlots, interviendront des changements majeurs !


[1] Edgar Morin, Gianluca Bocchi, Mauro Ceruti. Un nouveau commencement. Seuil. 1991.

[2] Edgar Morin. Ethique. Conférence à Strasbourg. 14 janvier 2005. Fédération protestante de France.

[3] Edgar Morin. Contre la crétinisation d’en haut. Propos recueillis par André-Yves Portnoff. Science & Technologie n°37. Mai-juin 1991.

[4] Alice Scialoja. Parla il sociologo. Edgar Morin: «Per l’uomo è tempo di ritrovare se stesso». Avvenire.it. 15 avril 2020.

[5] Edgar Morin: cette crise devrait ouvrir nos esprits depuis longtemps confinés sur l’immédiat. Propos recueillis par Nicolas Truong. Le Monde. 19 avril 2020 et Edgar Morin. Un festival d’incertitudes. 21 avril 2020. Col. Tracts de crise n°54. Gallimard. Offert en période de confinement.

[6] Nuccio Ordine. Edgar Morin, fratelli del mondo. Corriere della Sera. 5 avril 2020.

[7] Exergue d’Edgar Morin. André-Yves Portnoff et Hervé Sérieyx. Alarme, citoyens! Sinon, aux larmes! EMS. Avril 2019.

[8] Francis Lecomte. Edgar Morin: «Nous devons vivre avec l’incertitude». Le Journal du CNRS. 6 avril 2020.

[9] Corriere della Sera. Loc.cit.

[10] Edgar MORIN et Mauro CERUTI , Notre Europe. Décomposition ou métamorphose ?, Fayard. 2014.

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