Le court-terme construit le long-terme

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L’éviction du PDG de Danone, Emmanuel Faber, a fait couler beaucoup d’encre et chacun y est allé de son explication. Ce qu’on a beaucoup entendu est qu’elle marquait le triomphe du court-termisme financier sur la vision de long terme et l’engagement sociétal. L’histoire serait celle d’un PDG engagé dans une démarche de changement du monde mis à bas par de sinistres financiers qui ne voient pas plus loin que le bout de leur lorgnette financière dans leur recherche de profit effrénée. Le bien contre le mal. Nous aimons les caricatures en France, mais celle-là a sans doute été poussée un peu loin. Emmanuel Faber a-t-il été victime du court-termisme financier ? Loin s’en faut et, au-delà du cas Danone, la notion de court-termisme est un bouc émissaire certes pratique, mais qui masque la vraie question de la gouvernance et de l’innovation.

L’accusation de court-termisme est aussi vieille que le capitalisme lui-même. Selon l’argument, les investisseurs financiers n’ont que le profit à court terme comme intérêt. Ils sacrifient donc l’intérêt à long terme de l’entreprise et de ses parties prenantes, au premier rang desquelles ses employés. Ils sont prêts à couper une jambe pour la vendre maintenant plutôt qu’attendre de pouvoir gagner la course. Face aux investisseurs, seuls quelques PDG visionnaires et managers courageux résistent pour préserver une action de long terme.

Si c’est bien sûr parfois vrai, ça ne l’est certainement pas dans le cas de Danone. En l’occurrence, les fonds dits « activistes » présents au conseil d’administration reprochaient au PDG d’avoir procédé à des acquisitions hasardeuses et coûteuses au lieu d’investir dans l’innovation. Ces fonds sont présents depuis longtemps dans l’entreprise, et ils ne représentent que 3 % du capital : assez pour avoir une influence, pas assez pour faire la pluie et le beau temps. Si les autres actionnaires et membres du conseil n’avaient pas été d’accord avec eux, ils n’auraient rien pu faire. Par ailleurs, la gestion d’Emmanuel Faber était contestée en interne depuis longtemps, la presse faisant état d’un turnover très élevé et de conditions de travail dégradées, ce que j’ai pu observer de mon côté via des contacts personnels d’anciens de l’entreprise. On s’éloigne donc sérieusement de l’image d’un soldat du bien mort au champ d’honneur, abattu par la finance internationale court-termiste, pour se rapprocher de celle d’un PDG médiatique dont tant les choix stratégiques que les méthodes étaient fortement contestés, dans un contexte de dégradation des résultats faute d’innovation. Il y avait vraiment le feu au lac.

L’entreprise privée, prisonnière du court terme ? Une fiction

L’accusation de court-termisme est devenue une antienne. Par exemple, Mariana Mazzucato, professeur d’économie de l’innovation et célèbre avocate de l’investissement public dans la recherche, estime que l’incertitude propre à l’innovation rend le secteur privé réticent à investir dans le long terme. Il ne pourrait investir que dans des projets relativement certains, ce qui le condamnerait au court-termisme et à l’innovation incrémentale (la lessive qui lave plus blanc), et lui interdirait l’innovation de rupture et les grands paris technologiques. Ça paraît logique, sauf que c’est démenti par 200 ans de révolution industrielle. C’est également démenti par les chiffres. Pour ne citer que quelques exemples, Amazon a dépensé 22,6 milliards de dollars en R&D l’année dernière, Volkswagen 14 milliards et Roche 9,8 milliards. Parmi les 2500 plus gros investisseurs mondiaux privés en R&D, on compte 769 entreprises américaines avec un investissement de 313 milliards d’euros et 551 entreprises européennes avec 208 milliards. Beaucoup de ces milliards ne donneront rien, alors comment peut-on continuer à dire que les entreprises privées financiarisées n’investissent pas dans le long terme pour l’innovation ?

Pour ne parler que d’elles, les entreprises américaines sont célèbres pour leur obsession myopique des résultats du trimestre prochain, et pourtant l’industrie américaine est l’une des plus innovantes depuis plus d’un siècle. Comment un système qu’on nous décrit comme tout entier rongé par le court-termisme financier réussit-il pourtant à rester en tête des classements mondiaux de la performance économique et de l’innovation ? Il n’y a pas un seul secteur d’avenir – pas un seul – où ne figure au moins une entreprise américaine en position de leadership. Le stade suprême de la financiarisation de l’innovation, le capital-risque, est l’un des outils les plus puissants inventés par l’Amérique pour concilier impératif financier et long terme, supportant des pertes durant de nombreuses années pour espérer gagner sur le long terme. Il a investi environ 17 milliards rien qu’en bio-pharma l’année dernière et on lui doit, entre autres, le vaccin Pfizer bioNtech basé sur une technologie (ARN messager) à laquelle peu de gens croyaient. C’est un de ces fameux paris que Mariana Mazzucato juge impossible pour le secteur privé. Dans les années 80, les junk bonds, universellement décriés comme une dérive financière, servirent à financer la téléphonie mobile américaine.

Le court terme, camp du mal ; le long terme, camp du bien

Mais revenons sur cette question du court terme, parce qu’elle est omniprésente dans le discours actuel. Comme souvent, le nœud du problème vient des mots que l’on choisit pour le décrire, c’est à dire ici des mots « court-terme » et « long-terme ». Cette dichotomie, comme toutes les dichotomies, semble nous forcer à choisir notre camp : le court terme, camp du mal, le long terme, camp du bien. Or les deux ne s’opposent pas. Pour une raison philosophique évidente, le long terme est le produit de nos actions d’aujourd’hui, il ne peut en être autrement. L’entrepreneuriat, avec la théorie de l’effectuation, mais aussi la sociologie, avec les travaux de Saul Alinsky et bien d’autres, ont montré comment la clé du long terme est une action de court terme qui s’agrège au cours du temps. Ainsi l’effectuation, en étudiant comment se sont créées les plus grandes entreprises, montre que l’entrepreneur n’a pas besoin d’avoir une vision de long terme pour créer de grandes ruptures. Au contraire, il agit en construisant des petites victoires. Il regarde ce qu’il a sous la main et voit ce qu’il peut faire avec et avec qui il peut avancer.

En avançant de petites victoires en petite victoire, il construit un réseau croissant de parties prenantes ; et ainsi petite victoire devient grande. L’effectuation montre que la vision de long terme n’est pas nécessaire, qu’elle peut même être contre-productive, mais surtout elle montre combien l’action de court terme n’empêche pas la construction du long terme ; elle la permet au contraire. La grande leçon de l’entrepreneuriat innovant de ces 20 dernières années, mais aussi de la révolution industrielle de ces 200 dernières années, c’est cette réconciliation d’acteurs animés par le court terme qui finissent par changer le monde sur le long terme. La plupart des grandes entreprises et des grandes révolution sociales et économiques se sont ainsi construites par des gens qui ne regardaient pas beaucoup plus loin que le bout de leur nez, petite victoire après petite victoire.

À long terme nous sommes tous morts, disait Keynes, signifiant sans doute que la pensée de long terme n’est parfois qu’un artifice commode qui permet aux dirigeants de raconter ce qu’ils veulent : le temps que ce « long terme » arrive, ils seront partis de toute façon. C’est sans doute pour cela qu’ils aiment tant en parler. Le « long terme » permet aussi de faire passer de mauvais résultats pour une bonne gestion des horloges. « Mes résultats sont mauvais, mais c’est parce que j’investis pour le long terme, il faut être patient. » On nous refait le coup des lendemains qui chantent. La souffrance d’aujourd’hui serait la clé du salut de demain.

Cela étant dit, en pratique, cette réconciliation du court terme et du long terme est difficile pour les entreprises, comme je peux le constater régulièrement. Cette difficulté a pourtant été décrite depuis longtemps sous le nom de dilemme de l’innovateur par le chercheur Clayton Christensen, spécialiste de l’innovation. À la base de toute décision, qu’elle soit de gestion courante ou d’investissement, se trouve la notion d’arbitrage : on investit aujourd’hui pour un résultat demain. L’investissement, que ce soit du temps passé ou de l’argent dépensé, est certain, puisqu’il est fait aujourd’hui. Le résultat est incertain, puisqu’il n’interviendra que demain. Le décideur est donc confronté à un dilemme dans ses décisions : protéger son activité actuelle, au risque de rater la prochaine innovation, ou miser sur l’innovation au risque de sacrifier son activité actuelle. Comme sacrifier l’activité actuelle aurait des conséquences immédiates, certaines et massives tandis que sacrifier une innovation n’aura que des conséquences incertaines et lointaines, le manager aura tendance à préférer aujourd’hui à demain. C’est une attitude rationnelle et très humaine, bien décrite en psychologie, et cela n’a pas grand-chose à voir avec la pression court-termiste financière ; elle est observée dans tous types d’organisations : petites et grandes, à capitaux publics ou privés, cotées en bourses ou familiales, avec ou sans actionnaires externes, et dans des services publics et les associations. C’est la même attitude qui me fait manger une glace sachant que je pleurerai demain sur ma balance. Des solutions existent pour échapper au dilemme et innover tout en préservant son activité actuelle.

Les quatre véritables blocages de l’innovation pour le long terme

Ce qui bloque l’innovation et la création d’entreprises performantes sur le long terme, ce n’est pas le court-termisme supposé des investisseurs, même s’il existe bien sûr par ailleurs pour certains d’entre eux. Ce qui bloque l’innovation c’est 1) L’enfermement dans des modèles mentaux obsolètes (« Le vaccin ARNm ne marchera jamais », « Tesla ne marchera jamais », etc.) ; 2) La fuite en avant des dirigeants dans une rhétorique idéaliste et visionnaire aux dépens d’un engagement dans l’ici et maintenant de leur organisation ; 3) Le développement actuel d’une préférence des dirigeants pour le signalement vertueux et la soumission au politiquement correct au détriment de ce qui garantit l’avenir durable de leur entreprise ; et 4) Le dilemme de l’innovateur, c’est à dire la nécessaire de défense de l’activité actuelle aux dépens d’une activité nouvelle. Tout le monde gagnerait à cesser de désigner le « court-termisme financier » comme un bouc émissaire et à s’atteler à la résolution de ces blocages.

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