Le devoir de mémoire selon Tzvetan Todorov

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Crédits : Can Stock Photo / naturemania

Pour Todorov, sémiologue, historien des idées et essayiste français d’origine bulgare, le souvenir permet d’affirmer collectivement son identité, son appartenance. Le devoir de mémoire permet de ne pas oublier, car celui qui oublie son passé est condamné à le répéter !

« Affirmer son identité est, pour tout un chacun, légitime. On n’a pas à rougir de ce qu’on préfère les siens aux inconnus. Si votre mère ou votre fils ont été victimes de la violence, ces souvenirs vous font plus souffrir que la mort de gens inconnus, et vous vous appliquez davantage à en maintenir la mémoire vive. Il y a néanmoins une dignité et un mérite plus grands à passer de son propre malheur, ou de celui de ses proches, au malheur des autres. La commémoration rituelle n’est pas seulement d’une faible utilité pour l’éducation de la population quand on se limite à confirmer dans le passé l’image négative des autres ou sa propre image positive ; elle contribue aussi à détourner notre attention des urgences présentes, tout en nous procurant une bonne conscience à peu de frais. La répétition lancinante du « Plus jamais ça » au lendemain de la Première Guerre mondiale, n’a en rien empêché l’avènement de la Seconde. Qu’on nous rappelle aujourd’hui avec minutie les souffrances passées des uns, la résistance des autres, nous rend peut-être vigilants à l’égard de Hitler et de Pétain, mais nous aide aussi à ignorer les dangers actuels – puisque ceux-ci ne menacent pas les mêmes acteurs et ne prennent pas les mêmes formes. […]

Le passé pourra contribuer tant à la constitution de l’identité, individuelle ou collective, qu’à la formation de nos valeurs, idéaux, principes – pourvu que nous acceptions que ces derniers soient soumis à l’examen de la raison et à l’épreuve du débat, plutôt que de vouloir les imposer simplement parce qu’ils sont les nôtres.

Si l’on ne veut pas que le passé revienne, il ne suffit pas de le réciter. Qui ne connaît pas la formule fatiguée du philosophe américain George Santayana, selon laquelle ceux qui oublient le passé sont condamnés à le répéter ? Or, sous cette forme générale, la maxime est ou fausse ou dépourvue de sens. Le passé historique, pas plus que l’ordre de la nature, n’a de sens en lui-même, ne sécrète tout seul aucune valeur ; sens et valeur leur viennent des sujets humains qui les interrogent et les jugent. Le même fait peut recevoir des interprétations opposées et servir de justification à des politiques qui se combattent mutuellement.   Le passé pourra contribuer tant à la constitution de l’identité, individuelle ou collective, qu’à la formation de nos valeurs, idéaux, principes – pourvu que nous acceptions que ces derniers soient soumis à l’examen de la raison et à l’épreuve du débat, plutôt que de vouloir les imposer simplement parce qu’ils sont les nôtres. »


Tzvetan Todorov, « La vocation de la mémoire », La mémoire entre histoire et politique, juillet-août 2001.

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