Le monde d’après : attention aux biais de confirmation

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© Bram Sodre – Pexels

S’il est peu probable que la crise économique provoquée par la pandémie de coronavirus suffise à bouleverser les grands rapports de force géopolitiques, de nombreux observateurs s’accordent à penser qu’elle risque fort d’accélérer en revanche des tendances déjà à l’œuvre avant son émergence.

On ne compte plus les articles affichant l’ambition de pronostiquer l’état dans lequel sortira notre monde, au sortir de cette étrange crise. 

Dans un article qui vient de paraître sur le site Le Grand Continent, le politologue français Nicolas Tenzer dénonce la confusion, souvent faite, entre l’exercice consistant à tenter de tirer les leçons d’une crise et celui qui cherche à proposer une prospective pour la suite des événements. Il rappelle que la prospective est un guide pour l’action, comportant des scénarii alternatifs, non pas une prophétie. Les lecteurs de Jacques Lesourne, disparu récemment, étaient attentifs à cette distinction.

Discours de rupture : vision prospective… ou propagande ?

Tenzer met en garde contre les discours de rupture, parfois inconsciemment inspirés par des officines de propagande. Celles-ci, en annonçant « un nouvel ordre du monde », servent directement les intérêts de dirigeants qui ont intérêt à provoquer, à leur avantage, certaines ruptures dans le système international. Tel est le cas des « puissances révisionnistes », au premier rang desquelles la Russie et la Chine. « Règle n° 2, écrit Tenzer : ne pas alimenter le discours de rupture, précisément parce qu’il profiterait à ceux qui entendent l’imposer. » 

Ces mêmes puissances, aux mains de dirigeants autoritaires, présentent leur modèle comme des alternatives à la démocratie libérale. Elles ont lancé une offensive de propagande destinée à persuader l’opinion mondiale que les régimes d’ordre et d’autorité, refusant le pluralisme politique et la possibilité effective d’une alternative, sont mieux à même de gérer les situations de crise grave. D’où la mise en scène d’une « aide désintéressée » à nos « pauvres démocraties si démunies », de la part de pays comme la Russie, Cuba, la Russie.

La Chine n’aide pas l’Italie, elle mène une guerre de propagande. 

Mattia Ferraresi dans Foreign Policy

Et de rappeler que, parallèlement à la surmédiatisation de livraison de matériel médical à l’Italie (obtenu dans le cadre d’un accord commercial entre les deux pays), la propagande chinoise diffuse dans le monde entier une fausse information selon laquelle le coronavirus serait originaire, non pas de Wuhan, mais d’Italie… 

Le ministre des Affaires étrangères, Luigi Di Maio, qui vient de démissionner de ses fonctions de leader du Mouvement 5 Etoiles apparaît comme « la personne clé » dans cette manipulation. « _Bien des eurosceptiques agissent en facilitateurs de la Chine. Dans le cas de l’Italie, on peut parler d’idiots utiles, alimentant la propagande chinoise » commente Lucrezia Poggetti, chercheuse au Mercator Institute for China Studies.

Géopolitique : un « tournant historique » ?

L’absence remarquée de leadership américain dans la gestion de la crise actuelle, par opposition à la crise financière de 2008, a été conçue par les dirigeants chinois comme une occasion de supplanter Washington dans ce rôle, observe Thomas Wright dans The Atlantic : « Si les gouvernements ont accueilli l’aide chinoise, ils n’ont guère d’illusions sur la responsabilité du Parti communiste chinois dans le développement de la pandémie. »

Là où beaucoup croient discerner un « tournant historique », Richard Haass invite à la prudence : « Le monde qui suivra la pandémie sera probablement peu différent de celui qui l’a précédé. Le Covid-19 va probablement _accélérer la vitesse de la direction dans laquelle le monde se dirigeait déjà__, plutôt que de la modifier. La pandémie et les réponses qui lui sont apportées ont révélé et renforcé les caractéristiques géopolitiques principales d’aujourd’hui. »  _Et l’ancien assistant du président George W. Bush, actuel président du think tank Council on Foreign Relations, d’énumérer ces caractéristiques : 

  • La poursuite du déclin américain et le « rise of the rest » (essor des autres) de la Chine en particulier – comme l’a écrit Fareed Zakaria. Si le message de Donald Trump, « America First » continue de séduire les Américains – parce qu’il correspond au sentiment majoritaire, aux Etats-Unis, que la plupart de ce que leur pays a entrepris hors de ses frontières s’est révélé coûteux, inutile et qu’il leur faut dorénavant consacrer leurs immenses ressources à améliorer leur propre bien-être – l’érosion du soft power américain est-elle amenée à se poursuivre : parce qu’une société rongée par les drogues, la violence et l’obésité est peu faite pour séduire le reste du monde… Les réponses à la pandémie ont été le fait des Etats-nations. Les stratégies de relance économique, telles qu’elles s’esquissent, sont toutes fondées sur leurs intérêts égoïstes, alors même que l’absence de coordination, entre les plans de relance, risque d’en affecter la pertinence. En cause, l’incapacité des deux principales puissances, économiques et militaires du monde, à coopérer. A l’occasion de la crise, les Etats-Unis – comme l’Union européenne – ont réalisé le degré de dépendance auquel ils étaient tombés vis-à-vis de la Chine. La détérioration des relations entre les Etats-Unis et la Chine, entamée avant cette crise, va se poursuivre après. La volonté de Trump de « découpler » les deux puissances dominantes de notre temps a trouvé de nouvelles justifications. 
  • La soudaine fermeture des frontières, y compris dans l’Europe de la libre circulation, a ancré, dans une partie des populations, l’idée que le repli sur soi était source de sécurité. L’immigration va devenir, partout, plus problématique.

Des Etats renforcés ou affaiblis par la crise ?

Paradoxalement, ce recours universel à l’Etat risque de contribuer à affaiblir les Etats. C’est sur eux que va reposer l’indemnisation d’une masse de chômeurs qui progresse à une vitesse stupéfiante et sans précédent depuis les années trente ; le soutien aux entreprises, menacées de faillites en chaîne. Mais la plupart d’entre eux abordaient la crise dans des situations de surendettement déjà problématique.

Beaucoup d’économistes doutent, en effet, que les Etats puissent faire face à cette fuite en avant dans les déficits budgétaires, malgré le soutien des banques centrales, désireuses de racheter « quoiqu’il en coûte » (whatever it takes…) ces dettes et d’inonder les marchés de liquidités, afin d’éviter que l’effondrement de la production se prolonge par une nouvelle crise financière.

Certains pointent une difficulté supplémentaire : « La question est de savoir comment distribuer de l’argent à leurs réels bénéficiaires et la réponse n’est pas aussi évidente qu’il y paraît, écrit l’économiste Mohamed A. El-ErianLoin de constituer des cas particuliers, les compagnies aériennes, compagnies de croisière et autres secteurs gravement touchés sont autant d’indicateurs de ce qui nous attend. Des grandes sociétés multinationales aux restaurants familiaux, en passant par les PME, la file d’attente aux portes des sauvetages pilotés par l’Etat sera très longue. »

Or, « il y a des chances que les sauvetages en question soient politisés, mal conçus, cooptés par des lobbies puissants… » Les Etats risquent ainsi de maintenir en vie des « entreprises zombies », exactement comme ont été renflouées, en 2008/2009, des banques qui méritaient de faire faillite, pour des politiques hasardeuses. Aux frais des contribuables, une fois encore…

Un accroissement de la « fatigue démocratique » ou au contraire la mise en échec d’autocrates incapables ?

  • La plupart des commentateurs estiment que la pandémie va aggraver la crise démocratique, déjà perceptible depuis plusieurs années. L’aspiration à davantage de sécurité, y compris au détriment de l’ouverture et des libertés risque de s’approfondir. Jamie Martin, sur le site conservateur Quillette, écrit notamment que les situations de crise sanitaire sont propices au nationalisme et au conservatisme politique. La tendance à « l’ouverture à autrui » et aux « expériences nouvelles », caractéristiques du libéralisme politique et culturel, est forte chez les sociétés jeunes, en bonne santé et confiantes en leur avenir… Plus elles se sentent menacées, plus elles se font méfiantes et se ferment sur elles-mêmes. Pour Jamie Martin, l’épidémie de grippe espagnole de 1918-20 a été l’une des causes de l’échec des démocraties parlementaires dans nombreux pays européens, dés les années vingt. 
  • D’autres observateurs, comme l’essayiste Anne Apllebaum, estiment que la désinvolture et l’incompétence manifestées par les leaders populistes, élus ces dernières années dans plusieurs démocraties, comme les Etats-Unis de Donald Trump et le Brésil de Jair Bolsonaro – sans parler des mensonges éhontés sur la situation sanitaire de leurs pays des autocrates, Vladimir Poutine et Xi Jinping – pourraient avoir servi d’avertissement aux opinions publiques des démocraties.

Après la crise, chacun rêve d’un « nouveau monde »… 

« Le Covid-19 refaçonnera-t-il le monde ? » interrogeait récemment l’économiste américano-turc Dani Rodrik. Sa réponse est assez désabusée : 

Les événements historiques majeurs tels que la crise actuelle ont tendance à engendrer leur propre « biais de confirmation » : il est possible que chacun observe dans la débâcle du Covid-19 une confirmation de sa propre vision du monde, et perçoive les signes naissants d’un ordre économique et politique futur auquel il aspirait depuis longtemps. En effet, ceux qui souhaitent davantage d’État et de biens publics auront toutes les raisons de penser que la crise confirme leurs convictions. Les sceptiques face au gouvernement, ceux qui dénoncent son incompétence, seront également confortés dans leurs points de vue. Ceux qui aspirent à davantage de gouvernance mondiale affirmeront qu’un système de santé international plus solide aurait pu atténuer les coûts de la pandémie. Enfin, ceux qui souhaitent un État-nation plus fort pointeront du doigt les nombreux exemples dans lesquels l’OMS semble avoir mal organisé sa réponse à la crise (en se fiant aux déclarations officielles de la Chine, en s’opposant aux interdictions de voyage, ou encore en désapprouvant le port du masque).

Dani Rodrik

Alors, le monde sera-t-il vraiment différent quand nous serons enfin sortis de cette épreuve ? Comme disait le regretté Pierre Dac, « la prévision est un art difficile, surtout en ce qui concerne l’avenir. » Et Raymond Aron nous a mis en garde contre la propension des historiens à « considérer tout à la fois que le passé a été fatal et que l’avenir reste indéterminé. Ce qui adviendra dépendra de la durée et de la virulence de l’épidémie et des décisions des principaux acteurs face au fléau et à ses conséquences. Rien n’est encore écrit ni fatal.


Crédits : France Culture

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