Le pouvoir de la dette

Capture 5
David Graeber (capture d’écran)

L’anthropologue David Graeber est mort la semaine dernière. Avant d’être le penseur des bullshit jobs, il est celui de la dette, à laquelle il a consacré un ouvrage majeur.

« C’est parce que nous nous sentons endettés envers nos ancêtres que nous obéissons aux lois ancestrales : voilà pourquoi nous pensons que la communauté est en droit de réagir « comme un créancier en colère » et de nous punir de nos transgressions si nous violons ces lois.

Plus généralement, nous développons ce sentiment insidieux : nous ne pourrons jamais rembourser réellement les ancêtres. Aucun sacrifice (même pas celui de notre premier-né) ne nous rachètera jamais vraiment. Nous sommes terrifiés face aux ancêtres, et plus une communauté devient forte et puissante, plus ils montent eux-mêmes en puissance, jusqu’au stade ultime : « L’ancêtre fatalement devait enfin prendre la figure d’un “dieu”. » Quand les communautés se muent en royaumes et les royaumes en empires universels, les dieux eux-mêmes semblent s’universaliser, se doter de prétentions grandioses, cosmiques : ils règnent sur les cieux, foudroient – le point culminant étant le Dieu chrétien, divinité maximale qui a nécessairement « fait éclore sur la terre le maximum du sentiment d’obligation ». Même notre ancêtre Adam ne fait plus alors figure de créancier, mais d’auteur d’une transgression, donc de débiteur, qui nous transmet son fardeau, le péché originel :

« Jusqu’à ce qu’enfin l’idée de l’impossibilité de se libérer de la dette engendre celle de l’impossibilité d’expier (l’idée de la punition éternelle) […] et aussi jusqu’à ce que nous nous trouvions enfin devant l’effroyable et paradoxal expédient qui fit trouver à l’humanité angoissée un soulagement temporaire, ce soulagement qui fut le coup de génie du “christianisme” : Dieu lui-même, Dieu parvenant seul à libérer l’homme de ce qui pour l’homme même est devenu irrémissible, le créancier s’offrant pour son débiteur, par “amour” (qui le croirait ?), par amour pour son débiteur ! » * »

* La Généalogie de la morale, 2.21 ; Nietzsche


David Graeber, Dette : 5000 ans d’histoire, Acte Sud, 2016.

Partager cet article