Management : le don, à la source de l’engagement

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© Can Stock Photo / fizkes

A contrepied du néomanagement, qui sévit désormais dans les organisations, l’anthropologie aide à comprendre, notamment grâce à Marcel Mauss, fondateur de l’ethnologie scientifique française et auteur du célèbre Essai sur le don en 1925, comment sans don, il n’est pas de bonne volonté et pas d’efficience possibles. Rencontre avec Jean-Edouard Grézy, anthropologue et associé-fondateur du cabinet AlterNego.

Vous êtes le co-auteur d’un livre sur le don. Qu’est-ce que le don a à voir avec l’entreprise ?

J-É.G. : Le premier ouvrage sur ce sujet a été publié en 2009 par le sociologue Norbert Alter. Son titre : « Donner et prendre. La coopération en entreprise ». Comment reconnaître le don en entreprise, c’est le thème de son livre. Le sujet de notre ouvrage, c’est comment créer un écosystème qui favorise le don en entreprise, qui donne envie de donner de soi au collectif et à l’organisation au-delà de ce qui est inscrit sur son contrat de travail et de son emploi en tant que tel. Il faut en fait revenir à l’énergie déployée par les jeunes recrues juste après avoir été embauchées quand elles ont envie de donner le meilleur d’elles-mêmes. On parle ici de capacité d’adaptation, de surcroît d’intelligence… Ce qui définit l’activité humaine, c’est ce qu’on y met : son identité, son temps, son réseau social, ses compétences, ses talents, une certaine flexibilité, car on ne choisit pas ou très peu les personnes avec lesquelles on travaille. C’est ce que la psychosociologue Marie Jahoda appelle les fonctions latentes du travail. Quand tout va bien dans une organisation, les collaborateurs vivent le don à travers le partage des savoirs, les rires, l’entraide, etc. A contrario, quand tout va mal, ils se replient sur la fonction manifeste du travail et l’expression consacrée devient alors : « Il faut bien faire bouillir la marmite ! ».

Vous évoquez la création d’un écosystème favorisant le don. Comment procédez-vous ?

J-É.G. : La création d’un tel écosystème relève à 30% de l’organisation et à 70% du management, si l’on en croit l’institut Gallup. Dans le premier cas, ce sont les ressources humaines qui sont à l’œuvre pour mettre en place un dialogue social de qualité, un management inclusif, une équité salariale, une reconnaissance du travail fourni, le respect de l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée… Concernant le management, la crise de France Télécom a révélé que les managers pouvaient être exécutants, exécuteurs ou résistants. Conséquence : un salarié peut travailler au sein d’une équipe qui va bien dans une organisation qui va mal ou inversement. Alors, pour créer un écosystème vertueux, il faut sensibiliser le manager au don, qui est souvent mal compris, car pour nombre d’entre eux donner relève d’une démarche caritative. Or, le don, c’est l’opérateur du lien social. Les managers ont besoin d’acquérir des connaissances sociologiques sur cette thématique pour ne pas être soumis à des modes managériales parfois toxiques, comme on l’a vu récemment avec les dérives du lean management.

Quels sont les freins à la mise en place d’un tel écosystème ?

J-É.G. : Certains managers nous disent qu’ils n’ont pas le temps de manager car ils sont pris par l’opérationnel. Le fait est que le temps informel dédié aux autres se quantifie mal. Dans le don, le lien importe plus que le bien, que l’objet de l’échange. De manière authentique évidemment. C’est ce qu’ont compris les entreprises car quand ce n’est pas le cas, ça n’a aucune incidence. Dans le bestseller « Comment se faire des amis » de Dale Carnegie, l’auteur associe les relations à de l’empathie, de l’écoute, de la bienveillance… Mais cela ne fonctionne que si c’est sincère. Et c’est aussi vrai dans la relation clients : ce qui fait qu’un client est fidèle et loyal, ce sont les services rendus.

Et concrètement, comment lève-t-on ses freins ?

J-É.G. : Il est important d’identifier que dans une relation, quelle qu’elle soit (amoureuse, amicale, professionnelle), il y a différentes façons de se rater : on n’ose pas demander, on donne trop, on ne sait pas recevoir, on ne sait pas rendre. A identifier également : les différents langages du don que sont la reconnaissance, l’entraide, le sens, le partage, la camaraderie… C’est pourquoi, il faut oser avoir des conversations courageuses, rentrer dans le débat pour analyser pourquoi ça a raté et en discuter avec la personne concernée. Pour qu’une relation fonctionne, il faut qu’elle repose sur deux jambes, une jambe pour donner et recevoir, c’est celle qui nourrit la relation, et une jambe pour gérer les conflits. Les managers ont un engagement fort par rapport au collectif car c’est à eux de réguler les tensions, de créer du débat. Mais cela prend du temps, impacte les émotions et ils laissent souvent s’envenimer les choses, l’ambiance au travail pouvant alors se dégrader rapidement.

Quid des petites entreprises ? Sont-elles plus vertueuses ?

J-É.G. : Les relations entre les collaborateurs y sont souvent meilleures que dans les grands groupes car un dirigeant sait souvent ce qui se joue dans le collectif et il sait être proactif quand il y a des tensions. Il sait aussi ce qu’il doit à ses salariés. Au niveau sociétal, on constate une prise de conscience de ces enjeux. D’après un sondage réalisé par Viavoice pour Prophil et HEC en 2018, un peu avant le vote de la loi PACTE, près de 70 % des dirigeants étaient favorables à une réflexion sur la raison d’être de leur entreprise et sur leur impact social et environnemental. Ce qui n’est pas autre chose que du don dans son rapport au monde.

Ce qui est vrai pour l’entreprise l’est donc aussi pour la société ?

J-É.G. : Oui, ce sont les mêmes règles qui s’appliquent. Le don répond à un cycle qui peut être infini, symétrique, transitif… : demander, donner, recevoir, rendre. Or, de quoi souffrent de plus en plus de gens ? De solitude. C’est même l’une des explications de la baisse de l’espérance de vie aux États-Unis. Le bonheur est associé à la qualité des relations aux autres et donc au don.

En tant qu’intervenant en entreprise, à quel besoin répondez-vous en tant qu’anthropologue et médiateur ?

J-É.G. : Le besoin, c’est de réenchanter le travail, notamment dans les grands groupes ; il y a une crise de sens dans les organisations. Notre offre vise à renforcer l’engagement des collaborateurs en intervenant d’abord en aval afin de recréer de la confiance dans le collectif, de réaliser un diagnostic partagé sur les dysfonctionnements internes… Nous pouvons alors débattre sur la qualité du travail bien fait et comment l’améliorer en étant plus participatif. Quand nous avons créé le cabinet en 2010, il existait des bouts d’offres sur ces thématiques, axés soit sur le dialogue social, soit sur la formation ou le coaching. Nous avons été les premiers à proposer une offre globale avec une posture innovante : en tant que conseil, nous n’intervenons pas de façon classique. Nous faisons accoucher les acteurs de leurs propres solutions. On aime à dire que l’on est utiles sans être importants : grâce à une expertise méthodologique et à un regard extérieur nous aidons à décoincer une situation problématique, à ce que les collaborateurs retrouvent du pouvoir d’agir… Les entreprises ont tendance à éviter les conflits. Il faut libérer la parole en valorisant la conflictualité productive, comme le dit Paul Ricœur. Ce que d’autres appellent les désaccords féconds.

Quel message souhaitez-vous adresser aux jeunes dirigeants ?

J-É.G. : Sachez donner et recevoir pour générer de l’engagement et soyez attentifs à la qualité de la relation nouée avec votre entourage. Il faut être capable de rentrer dans une saine conflictualité pour entretenir une relation durable.  

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