Myriam Revault d’Allonnes : les vérités « alternatives » et la ruine de la faculté de juger

Crédits : France 24

Myriam Revault d’Allonnes est professeur à l’École pratique des hautes études. Elle a publié de nombreux essais. Dans La faiblesse du vrai, la philosophe montre que loin d’enrichir le monde, la « post-vérité » appauvrit l’imaginaire social et met en cause les jugements et les expériences sensibles que nous pouvons partager. Il est urgent de prendre conscience de la nature et de la portée du phénomène si nous voulons en conjurer les effets éthiques et politiques.

« Si les sociétés démocratiques aujourd’hui (ou ce qu’il en reste) ne sont pas tant menacées par le caractère totalisant de la contrainte idéologique que par le risque d’une indifférenciation généralisée des croyances, des pratiques et des expériences, reste que le « monde » fictif qui se dessine avec l’émergence de la post-vérité travaille à la ruine de la faculté de juger, cette faculté qui nous permet à la fois de différencier et d’organiser le réel et de configurer le « commun » en partageant nos expériences sensibles.

La fiction, dans son caractère heuristique et productif, n’est pas la réalité alternative qui vient recouvrir le monde de son manteau de ténèbres instaurant, comme le disait Hegel, une nuit « où toutes les vaches sont grises ». La post-vérité n’est que la figure émergente d’une pseudo-fiction impuissante, hors vérité. Loin de cette perte en monde qu’implique l’indifférence au vrai, l’imagination ne souffre pas la faiblesse du vrai et s’accommode encore moins de son abandon. Car la force du vrai, ce n’est pas seulement, comme le pensait Michel Foucault, la force des liens par lesquels les hommes s’enchaînent eux-mêmes au pouvoir de la vérité, c’est d’abord le surplus de sens de l’expérience vive, la faculté de déranger le réel pour le rejoindre autrement. En d’autres termes, la condition que le monde soit habitable et qu’il ne se transforme pas en un désert auquel nous serions condamnés à nous adapter. Dans fragment posthume de 1888, Nietzsche écrivait : « Ce qu’il est possible de penser est sans aucun doute une fiction ».

Certes, mais pas n’importe laquelle. »


Myriam Revault d’Allonnes, La faiblesse du vrai, Seuil, 2018.

Partager cet article