Pourquoi il est si facile de nous manoeuvrer ?

Quelques biais ayant pour effet de déformer notre vision des choses… et de notre intérêt.

Lors d’un précédent article, j’ai évoqué The Undoing Project, le Projet Annulation, un livre qui retrace l’étrange relation nouée par deux psychologues israéliens, Daniel Kahneman et Amos Tversky. Ils sont censés avoir fondé l’économie comportementale en remettant en cause les fondements de la psychologie elle-même.

Books fait figurer l’article sur ces deux personnages dans un dossier intitulé « Sommes-nous si faciles à manipuler ? », qui porte largement sur les questions éthiques et politiques posées par le Big Data. A juste titre, et pour deux raisons. Primo, les sciences cognitives d’une manière générale recourent aux mégadonnées. Les deux compères, professeurs de psychologie, ont entamé leur carrière phénoménale en démontrant que les études menées par leurs confrères avaient porté sur des échantillons de population trop faibles pour être pertinents. Or, disaient-ils, il est plus facile d’être victime de biais cognitifs lorsqu’on base ses résultats sur de petits échantillons que sur de grandes masses de données.

Secundo, il s’agit bel et bien d’influencer les comportements en manipulant nos préférences. On relève que Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, a assisté aux séminaires de Kahneman. Dans la version débonnaire et bienveillante, cela débouche sur le « nudge » de Richard Thaler, ce petit coup de pouce donné par les autorités publiques pour nous inciter à bien nous comporter. J’en ai déjà parlé. Obama, en particulier, est un partisan de ces techniques. L’exemple désormais canonique, c’est la fameuse mouche dessinée au milieu des urinoirs, dont l’efficacité a été prouvée.

Une mouche dessinée au milieu des urinoirs ! Quel genre d’efficacité est-elle recherchée ?

Hé bien, les toilettes pour hommes qui l’ont adoptée ont vu réduire de façon spectaculaire les – disons — déversements accidentels… Vous voyez comment on peut passer de la théorie de « l’éventail des choix » à des applications très pratiques de la psychologie comportementale. Cass Sunstein, le co-auteur du Prix Nobel de l’année, Richard Thaler, dit dans une interview : il faut rester « centrés sur les problèmes et non sur la théorie si on veut aider les politiques publiques. »

Mais le marketing et l’espionnage utilisent des versions beaucoup moins anodines de ces techniques d’interférence dans les choix et les comportements. Frank Babetski, un analyste à la CIA fait grand cas des livres de Kahneman et en impose la lecture à ses étudiants. « Tromper efficacement repose au fond sur les biais inconscients de la cible, ce qui rend celle-ci particulièrement sensible à ce qu’elle est disposée à croire », dit-il dans Books.

L’Afghanistan.

Steve Tatham, un ancien officier de la British Navy raconte – toujours dans Books – comment les forces britanniques présentes dans ce pays ont travaillé à gagner la population des zones qu’elles y contrôlaient en utilisant des « techniques de persuasion dérivées de l’économie comportementale et adaptées au théâtre d’opérations ». Ces techniques avaient été envisagées par Kahneman et Tversky dans un article de 1995, intitulé « Résolution des conflits : une approche cognitiviste ». Mais comme l’écrit l’auteur de l’article, « nous ne disposons pas de données scientifiques permettant d’évaluer _à quel point des militaires peuvent influencer le comportement de groupes sur une large échelle de manière non coercitive dans une zone de conflit_. »

Kahneman et Tversky sont largement à l’origine de la théorie des « biais de jugement », selon laquelle loin d’être les « agents rationnels » que présupposaient les économistes, l’évaluation que nous faisons des idées et des situations auxquelles nous sommes confrontés est bourrée d’erreurs de perspective. Notre perception de notre propre intérêt, en particulier, est défectueuse. Et c’est pourquoi il est si facile de nous manœuvrer. Nous sommes victimes de toute sorte d’effets d’optique intellectuels, dont certains commencent à être bien connus.

Exemples de biais de jugement

Oui. L’effet de halo. C’est le biais en vertu duquel nous nous fions beaucoup trop à notre première impression. Une fois celle-ci forgée, nous sélectionnons les informations disponibles dans le sens de notre idée préconçue.

C’est là que le halo recoupe le biais de confirmation. Celui-ci consiste en une manière de se débarrasser des informations gênantes, qui risqueraient de remettre en cause ce que nous croyons savoir en les invalidant. Or, c’est l’un de ceux qui sont le plus sollicités par l’économie numérique. Les « bulles de filtrage » des moteurs de recherche et des sites d’achats en ligne nous aiguillent systématiquement vers des informations ou des sites susceptibles de nous confirmer dans nos habitudes de pensée. Comme l’écrit Gérald Bronner, « le marché cognitif est devenu une auberge espagnole : on y trouve ce qu’on y apporte ». C’est l’un des marchés les moins réglementés. L’offre est pléthorique – Big Data oblige – et on peut s’y comporter n’importe comment. Par exemple en propageant des rumeurs.

La réception de ces rumeurs qui finit par enfler en théorie du complot est facilitée par ce qu’on appelle « l’effet râteau ». Celui-ci consiste à exagérer la régularité d’événements survenus par hasard, de manière à en tirer une loi. Des événements sans rapports entre eux sont ainsi associés de manière à mettre en cause on ne sait quel deus ex machina, censé « tirer les ficelles ». La croyance en ce genre de fable se développe en particulier dans des populations peu éduquées, lorsque se produisent des bouleversements difficiles à comprendre.

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