Qu’est-ce que le pouvoir charismatique moderne ?

canstockphoto19174765
© Can Stock Photo / ahornfoto

Pour Max Weber, les facteurs qui servent de socle à l’autorité en politique sont la compétence, l’élection et… le charisme. Un concept que le fameux sociologue allemand a emprunté aux Épîtres de Saint-Paul et laïcisé pour en faire un des fondements de l’autorité.

Tous les auditeurs qui ont fait un peu de sociologie se souviennent des trois facteurs qui peuvent servir de fondement à l’autorité, selon Max Weber….  Le pouvoir traditionnel, celui du patriarche ou du monarque, qui est fondé sur la coutume. L’autorité qui s’impose en vertu de la légalité, celle du « serviteur de l’Etat moderne », est fondée à la fois sur la compétence et sur l’élection. Mais il en est une troisième, plus étonnante, c’est celle qui, dit Max Weber, « est fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu – à savoir le charisme. » Un concept que le fameux sociologue allemand a emprunté aux Épîtres de Saint-Paul et laïcisé pour en faire un des fondements de l’autorité politique.

Selon l’historien David A. Bell, professeur à Princeton, le pouvoir de type césariste coïncide avec les temps modernes. C’est pourquoi il faut distinguer nos Césars modernes des démagogues de l’Antiquité. 

Cléon, le successeur de Périclès à Athènes, est resté dans l’histoire comme le prototype du démagogue. Aristophane l’attaque dans sa comédie Les cavaliers. Le démagogue de l’Antiquité est un beau parleur, qui sacrifie les intérêts à long terme de l’Etat aux caprices du peuple. 

Et Aristote qui, lui aussi détestait Cléon, met en garde : les tyrans sont souvent d’anciens démagogues qui ont abusé de leur popularité pour se débarrasser des lois qui entravaient leur appétit de pouvoir. Il écrit : 

Par ses emportements, il semble avoir corrompu le peuple plus que tout autre ; le premier, il cria à la tribune, y employa les injures et parla tout en se débraillant alors que les autres orateurs gardaient une attitude correcte.

Aristote

Le dirigeant césariste moderne, celui qui tire sa légitimité de son charisme personnel est pourtant l’héritier des démagogues de l’Antiquité : comme eux, il tire son autorité des masses qu’il sait flatter. Mais il n’est pas par hasard le contemporain des journaux imprimés, à une époque où une majorité de la population sait lire. 

Il est étonnant, selon David A. Bell, que Max Weber, qui fut l’un des principaux responsables de la Constitution de Weimar, ait recommandé l’élection du président du Reich au suffrage universel. Mort de la grippe espagnole en 1920, Weber n’a pas eu l’occasion de voir comment le vieux maréchal von Hindenburg, élu à la présidentielle de 1925, abusa du charisme personnel. Mais il pensait que les Etats modernes avaient besoin d’une personnalité incarnant l’unité de la nation, pour contrebalancer l’effet fâcheux produit sur le peuple par la bureaucratie d’Etat, impersonnelle et peu responsable, mais indispensable. 

Le pouvoir charismatique moderne naît à l’ère des Révolutions, selon David Bell, dont l’essai porte sur la période 1775-1820. Il étudie la carrière de cinq incarnations du césarisme : le Corse Pasquale Paoli, George Washington, fondateur des Etats-Unis, Napoléon Bonaparte, Toussaint Louverture, le libérateur d’Haïti et Simon Bolivar, le libérateur du Nord de l’Amérique du Sud. 

Le César moderne brise l’ordre institutionnel ancien, parce qu’il aspire au pouvoir personnel, dit David Bell. Il se situe « au-delà du bien et du mal », « du légal et de l’illégal ». « Le charisme est à la fois révolutionnaire et instable », écrit-il aussi. C’est pourquoi il est rare qu’il laisse derrière lui un Etat doté de lois durables, comme ce fut pourtant le cas de George Washington. Comme quoi, le charisme ne suffit pas. 

Ce qui a manqué aux quatre autres modernes Césars étudiés, c’est la volonté de bâtir un ordre durable qui survive à leur fondateur. Comme l’avait remarqué Max Weber, « partout le problème de la succession a été le talon d’Achille des règnes purement césaristes. »

De Napoléon à Simon Bolivar

Et pourtant, sans même évoquer le cas de Napoléon, créateur, avec le Code civil, de nombres d’institutions qui existent encore dans la France contemporaine, comme les lycées, plusieurs de ces autocrates étaient encensés de leur vivant pour avoir posé les fondations de régimes solides et durables. Pasquale Paoli donna une Constitution à la Corse. Et Rousseau, qui proposa un Projet de Constitution pour la Corse, écrit dans Le contrat social : 

Il est encore en Europe un pays capable de législation : c’est l’île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté, mériteraient bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette île étonnera l’Europe.

A rebours, Bolivar a dit : 

Je suis convaincu au plus profond de moi que seul un despotisme compétent peut gouverner l’Amérique. Nous sommes un composé abominable de ces chasseurs de tigres qui vinrent en Amérique verser le sang et croiser le leur avec celui de leurs victimes, avant de les sacrifier. […] Avec de telles mixtures, avec de pareils éléments moraux, comment pourrions-nous placer les lois au-dessus des héros et les principes au-dessus des hommes ?

Dans un article du New York Times Review of Books, rendant compte de ce livre, Ferdinand Mount oppose ces exemples à ceux de Gandhi et de Mandela. Eux virent, dès le départ que conquérir le pouvoir ne suffisait pas et qu’ils devaient poser les fondations d’un régime qui devait survivre à leur propre génération. C’était pourtant bien sur leur charisme personnel que reposait leur immense autorité. 

Partager cet article