Comment les démocraties s’établissent, se consolident et vacillent ?

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© Can Stock Photo / kawing921

Les démocraties sont-elles réellement en danger ? Le risque de les voir renversées pour faire place à des régimes autoritaires est-il sérieux ?

Je me souviens avoir lu dans le Nouvel Observateur, rubrique téléphone rouge, l’extrait d’un dialogue entre Marek Halter et le président de la Fédération de Russie de l’époque, Boris Eltsine. Ce dernier, formé à l’école marxiste des états successifs des modes de production et des systèmes politiques correspondants, demandait à son interlocuteur : « mais avez-vous expliqué ce qui venait après la démocratie ? » Réponse de Marek Halter : « Il n’y a rien après, elle est perfectible. » Le président russe, narquois : « Ah, il n’y a rien ? Alors, il faut s’en accommoder, hein ? »

Nous étions en octobre 1995. Près d’un quart de siècle plus tard, Marek Halter ferait une réponse différente : hélas oui, il peut y avoir quelque chose après la démocratie. Et votre successeur au Kremlin l’incarne : la démocrature. Et puis, entre la démocratie libérale proprement dite et la démocrature à la Poutine ou Erdogan, il y a toute la gamme des nuances de la démocratie illibérale.

Yascha Mounk avertit : les démocratures menacent surtout la démocratie en cas de réélection de dirigeants illibéraux. Car ils ont alors le loisir et le temps d’étouffer la presse d’opposition, de mettre au pas la magistrature, de truffer les sommets de l’appareil d’Etat de membres de leur propre parti. A la seconde réélection, ils apparaissent, en effet, difficilement éjectables – à moins d’une révolution populaire.

Les Etats-Unis ne sont pas une démocrature. Donald Trump n’est pas vraiment illibéral, mais oui, certainement populiste. Et les récentes élections américaines ont montré qu’il a, moins que jamais, la majorité des électeurs derrière lui, mais qu’il conserve la majorité des Etats. D’où un échec à la Chambre des représentants et une victoire au Sénat. Il faut donc se faire à Trump, s’y accommoder. Il ne va subir l’impeachment (il faudrait les 2/3 du Sénat, où les républicains sont majoritaires). Il pourrait même gagner sa réélection dans deux ans. Son élection n’était donc pas un accident.

Du coup, les réflexions en cours sur la crise de la démocratie occidentale reprennent de plus belle…

David Runciman, le responsable du département de Politique à l’Université de Cambridge, estimait récemment que la démocratie n’est pas vraiment en danger : la situation, dit-il, n’a rien à voir avec les années trente en Europe. Mais elle subit une espèce de « mid-life crisis ». Une crise de la quarantaine. Et il compare l’élection de Donald Trump à ce caprice, courant chez les quarantenaires, consistant à s’acheter la moto rutilante et pétaradante dont ils rêvaient à vingt ans… et sur laquelle ils paraissent légèrement ridicules à leur âge. En réalité, poursuit Runciman, nous votons pour des Trump parce que nous faisons suffisamment confiance à la démocratie ; nous estimons qu’elle est assez solide pour pouvoir supporter ce genre d’expérience.

Dans les années trente, poursuit Runciman, des milices politiques armées s’affrontaient dans les rues. Des jeunes militants extrémistes tiraient sur la police. L’Europe, au sortir de la Grande Guerre, était encore en état de choc post-traumatique. Aujourd’hui, ce sont surtout des personnages âgés qui sont en colère parce qu’elles ne reconnaissent plus le monde dans lequel elles sont nées. Non, ce qui menace vraiment la démocratie, ce sont ces nouvelles entreprises du numérique qui interfèrent à tous les niveaux dans notre vie politique, en particulier via les réseaux sociaux qui sont en train de détruire les médias traditionnels.

Les conditions de durabilité des transitions à la démocratie.

J’ai trouvé dans la Lettre confidentielle Phébé, le résumé d’une étude fort intéressante publiée récemment dans l’American Sociology Review. Son auteur, Mohammad Ali Kadivar, un jeune chercheur de l’Université Brown, a analysé les suites d’une histoire de transition démocratique dans 80 pays à travers le monde, entre 1960 et 2010. A l’aide de toute une batterie de statistiques, il a isolé les conditions pour qu’une telle transition réussisse et que la démocratie s’ancre et se développe. Ce qui lui permet de contredire une opinion souvent professée par les experts en transitologie.

Pour ces derniers, qui s’appuient en général sur le cas des ex-démocraties populaires d’Europe centrale, passées à la démocratie libérale en 1989, la condition principale de la réussite, c’était la capacité des modérés des deux camps à passe un compromis acceptable. Comme lors de la Table Ronde polonaise de 1989 : les dirigeants de Solidarité ont promis à ceux du Parti communiste de ne pas les faire juger pour les crimes commis à l’époque stalinienne, s’ils acceptaient le verdict d’élections libres.

Or, pour Mohammad Ali Kadivar, qui se base notamment sur le cas de l’Afrique du Sud, c’est l’intensité et la durée des manifestations de masse précédant la chute de l’ancien régime qui soutient le processus démocratique. Parce que ces mobilisations permettent de former les leaders des nouveaux partis et qu’ils sont aptes à canaliser et à exprimer les exigences populaires. Au contraire, les ententes au sommet frustrent les peuples. Ils les jugent comme des complots entre les élites. Exactement ce qui se passe en Europe centrale aujourd’hui…

Brice COUTURIER

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