Le monde d’après : les leçons de l’impréparation

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© Can Stock Photo / Gajus

Si la pandémie de COVID19 n’était pas « imprévisible » — la Corée du Sud, Taïwan et Singapour s’y étaient préparés de longue date — dans la plupart des pays développés elle a pourtant révélé un grave défaut d’anticipation. Pourquoi le délai de réaction des démocraties occidentales a-t-il été si long ?

Beaucoup de temps a été perdu dès le départ, du fait de la Chine. La mise en quarantaine de la ville de Wuhan, lieu d’émergence du virus, puis le confinement de sa population, n’ont été décidés qu’après plusieurs semaines de développement d’une épidémie dont les autorités sanitaires de la province de Hubei avaient longtemps nié la réalité. Entre-temps, des dizaines de milliers d’habitants de la ville l’avaient quittée, répandant ainsi le virus à travers la province et au-delà. 

L’OMS vivement critiquée, une nouvelle organisation internationale verra-t-elle le jour ?

On a pu constater, à l’occasion du déclenchement de l’épidémie, combien avait été préjudiciable l’exclusion, sur pression chinoise, de Taïwan de l’OMS : ni les mises en garde, émises par ce pays, dès la fin 2019, ni ses retours d’expérience, n’ont été relayés par l’OMS pour des raisons politiques. 

Certains leaders d’opinion préconisent, en conséquence, la création d’une organisation internationale d’alerte, préservée de la politisation et de la bureaucratisation qu’on reproche souvent aux institutions dépendant de l’ONU. C’est le point de vue de Carl Bildt, ancien premier ministre suédois et co-président du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), un think-tank paneuropéen :

Nous avons besoin d’un mécanisme mondial beaucoup plus puissant pour traiter la menace de pandémies. Basculer d’une crise à une autre n’est pas une option. Car si le COVID-19 est la pire pandémie depuis la grippe espagnole de 1918, il n’y a aucune raison de croire que la suivante ne sera pas pire encore.

Carl Bildt

Certains pays, comme la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, ont été très lents à prendre la mesure du danger et à se résoudre au confinement. Leurs dirigeants ont sous-estimé la gravité de la situation. Soit qu’ils aient cru, comme Boris Johnson, pouvoir miser sur l’« immunité de groupe » (concept dérivé de l’anglais herd immunity et qui postule que si 50 % à 70 % d’une population contracte la maladie, alors se développe une immunité contre elle qui épuise le processus de contamination). Soit qu’ils aient fait prévaloir une logique économique sur les exigences sanitaires. 

En France, le président de la République Emmanuel Macron, en cédant aux pressions — unanimes — des oppositions, porte la lourde responsabilité d’avoir maintenu le premier tour des élections municipales, en dépit du confinement décidé, de manière paradoxale, au même moment. En effet, si la métaphore de la « guerre » est utile pour comprendre la réalité de la situation, écrit Richard N. Haass, « la meilleure tactique disponible à l’heure actuelle est la dispersion, afin de livrer le moins de cibles à l’ennemi. (…) Dispersion, dans le jargon actuel, signifie distanciation sociale. »

Une épidémie tout sauf imprévisible… 

Une pandémie de cette ampleur était pourtant inévitable et elle avait d’ailleurs été prédite par plusieurs personnalités, telles que Bill Gates lors d’une conférence TED, intitulée « La prochaine épidémie ? Nous ne sommes pas prêts », prononcée devant un large public en 2015. L’un des laboratoires universitaires les plus influents des Etats-Unis, le John Hopkins Center for Health Security avait fait plancher ses chercheurs, durant l’année universitaire 2018-2019 sur le scénario suivant : « Que se passerait-il en cas d’apparition d’un nouveau coronavirus en octobre 2019 ? »

Cette dernière institution évaluait, depuis plusieurs années, le niveau de préparation à une épidémie de la plupart des Etats de la planète : le Global Health Security Index, régulièrement remis à jour, dans son dernier classement (2019), plaçait les Etats-Unis en numéro un, avec un score impressionnant de 83,5 sur 100. La France n’était pas mal classée : avec un score de 68,2, nous étions, l’an dernier, 11e sur 195. 

Or, les Etats-Unis eux-mêmes, « la nation la mieux préparée », est en train de subir une épreuve qui fait ressortir les fragilités de son système de santé selon le journaliste scientifique britannique Ed Yong. Celui-ci rapporte dans un article pour The Atlantic que non seulement l’appareil de soins américain, malgré son extrême sophistication, a été rapidement débordé, mais aussi que l’inexistence d’un système universel d’assurance-maladie à l’européenne dissuade certains malades de se faire soigner dès l’apparition des premiers symptômes. La couverture maladie de la population est médiocre. Les assurances santé s’accompagnent généralement de lourdes franchises, à la charge des assurés. Et plusieurs millions de personnes ne bénéficient d’aucune assurance médicale. C’est notamment le cas des travailleurs précaires. 

Les systèmes de santé ont été, presque partout, submergés par l’afflux de malades nécessitant des soins compliqués. Pour avoir minimisé l’ampleur du défi sanitaire, les dirigeants politiques de ce pays ont laissé ses personnels de santé en manque cruel de matériel de protection, de kits de tests, de respirateurs et d’autres matériels médicaux. Mais c’est un défaut qui a été relevé dans beaucoup d’autres pays développés, dont la France.

Pourquoi l’Asie était-elle mieux armée ? 

Les pays d’Extrême-Orient étaient beaucoup mieux préparés, parce qu’ils ont su mettre à profit l’expérience de l’épidémie de SRAS, venue de Chine, qui les avait déjà touchés en 2003, comme le rappelle l’économiste américain Jeffrey Sachs dans un article pour le site Project syndicate :

Les pays d’Asie orientale obtiennent de bien meilleurs résultats que les Etats-Unis et l’Europe dans le contrôle de la pandémie, malgré le fait que son déclenchement est survenu en Chine, pays auquel toute l’Asie orientale est étroitement liée par les échanges commerciaux et les voyages. Les Etats-Unis et l’Europe devraient apprendre aussi rapidement que possible la spécificité de ces approches asiatiques.

Jeffrey Sachs

Les Occidentaux, au contraire, ont considéré les vagues épidémiques précédentes (SRAS, Ebola, Zika et dengue) comme « tropicales » et dès lors exotiques. Dès que la Chine a enfin donné l’alerte, fin décembre, l’Extrême-Orient, à quelques exceptions près, a interrompu ses liaisons aériennes avec ce pays. Une telle décision n’a été prise, aux Etats-Unis qu’à compter du 31 janvier. Et elle n’a été qu’imparfaitement mise en application. Et très critiquée.

Les dirigeants de ces pays ont incité leur population au port des masques de protection, une habitude déjà ancrée dans leurs traditions. Au même moment, la plupart des dirigeants occidentaux déclaraient cette protection inutile pour les personnes non infectées. Il s’agissait de dissimuler le manque de stocks disponibles, afin de réserver ceux-ci aux personnels de santé, directement confrontés à l’épidémie. 

Mais ce mensonge initial a déclenché une suspicion extrêmement préjudiciable à la lutte contre l’épidémie. Car la confiance est essentielle en pareille situation. En effet, comme l’écrivait le politiste américain Francis Fukuyama dans The Atlantic le 30 mars dernier :

Tout système politique doit déléguer une autorité discrétionnaire aux branches de l’exécutif durant les périodes de crise. En effet, aucun code de lois ou de règles préexistant ne peut jamais anticiper la réalité de situations, par définition évoluant rapidement auxquelles les pays doivent faire face. La capacité des personnes placées au sommet, leurs jugements déterminent l’issue : bonne ou mauvaise. Mais dans cette délégation de l’autorité à l’exécutif, la confiance est la denrée principale, celle qui va déterminer le destin de la société. (…) Les citoyens doivent avoir la conviction que leur gouvernement dispose de l’expertise, des compétences techniques, de la capacité et de l’impartialité nécessaires pour choisir le meilleur jugement (…), avoir confiance que l’exécutif va faire un usage avisé et efficace des pouvoirs exceptionnels qui lui sont confiés.

Francis Fukuyama

Le modèle coréen, que certains envient, repose sur la transparence complète de l’information sur l’état de progression du virus dont procède la confiance de la population envers ses dirigeants. Un suivi précis de la population permet de repérer toute personne développant le virus et de lui imposer une stricte quarantaine, tout en prévenant les personnes ayant été en étroit rapport avec elle. Ce pays dispose d’un équipement en matériel de test acquis à la suite de l’épidémie de Syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) du Moyen Orient en 2015. A l’heure actuelle, la Corée est ainsi parvenue à éviter les mesures drastiques de confinement. On n’y déplore que 200 décès dus à l’épidémie pour une population de 51,5 millions d’habitants, soit un taux de mortalité pour un million de 4, contre 283 pour l’Italie et de 300 pour l’Espagne [chiffres au 7 avril 2020].


Crédits : France Culture

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