La démocratie authentique n’est pas le gouvernement par le peuple, mais le contrôle du gouvernement par le peuple

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© Can Stock Photo / drizzd

On n’a plus besoin d’armes à feu pour tuer, il suffit de tromper son monde sur le sens de quelques mots comme liberté et peuple. A présent, Covid-19 et ignorance rendent assassines des confusions qui, certes, ne sont pas nouvelles.

Il y a une quinzaine d’années, à une plénière du CJD, Francis Mer, alors ministre, rentrant de Chine, rappelait que le pouvoir y était dictatorial. Dans la salle, un jeune entrepreneur se leva, râleur : « En France aussi, il n’y a plus de liberté. On réglemente tout. On ne peut plus boire, fumer comme on le veut ! » Je lui rétorquai que, pour tenir de tels propos, il n’avait jamais passé ne serait-ce que quelques heures dans une dictature. En fait, ceux qui parlent ainsi n’ont pas saisi le sens du mot liberté. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est pourtant claire : « Art. 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. » Et l’article 5 précise : « La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société ».  Point capital, toute loi liberticide est inadmissible en démocratie.

Pas de liberté sans responsabilité assumée

La liberté de chacun n’a donc d’autre limite que celle des autres. Or, fumer n’importe où, n’importe comment a deux conséquences. On contraint d’autres personnes à s’enfumer ; le tabagisme passif fait 3OOO victimes par an en France. Le fumeur, lui aussi, tombera peut-être malade, imposant aux contribuables de payer ses frais de maladie. Il y a là deux atteintes à la liberté des autres. Pas de liberté sans responsabilité assumée.

Aujourd’hui, beaucoup crient contre une « dictature sanitaire », revendiquent leur droit à ne pas prendre de précaution, à postillonner des virus à la face des autres ; ils manifestent pour cela et parfois frappent ceux qui protestent. Or, ils nous exposent tous à un danger mortel en se fichant de la liberté d’autrui. Certains irresponsables le font par ignorance, trompés par des consignes souvent confuses ou des conseils pernicieux. D’autres les poussent parce que, précisément, ils sont contre les libertés démocratiques. Symboliquement, à Berlin, c’est le Reichstadt, déjà incendié par les nazis en février 1933, qu’ont assailli des milliers de manifestants anti-masques, le 29 août dernier.

« Nous sommes le peuple »

D’autres confusions portent sur les mots peuple, démocratie, majorité. D’où aussi morts et souffrances. Tout part d’une ambiguïté linguistique en grec ancien. Le mot demos a pris, au cours du temps, différents sens, désignant le peuple puis seulement une partie de celui-ci. Aussi pour Aristote, le bon régime était-il la politeia, une république modérée, constitutionnelle, gouvernement de tous dans l’intérêt de tous ; le mauvais régime, perversion de la politeia, il l’appelait demokratia, gouvernement d’une partie du peuple contre des minorités.

Aujourd’hui, cette ambiguïté est constamment cultivée par les populistes. Ils se prétendent le peuple. Leur prétendu peuple n’est pas le peuple entier, le populus latin, mais une fraction de celui-ci. Leur clientèle, ce sont des petits dont ils excitent les rancœurs contre des élites et autres minorités, boucs émissaires désignés comme l’origine de toutes les souffrances. Supercherie, car les leaders populistes, souvent milliardaires, font partie des élites privilégiées qu’ils dénoncent. Ils jouent aussi sur le sens du suffrage universel, qu’ils assimilent à légitimité démocratique. Il ne suffit pas d’obtenir une majorité de voix pour pouvoir légitimement faire n’importe quoi, violer lois et libertés. Majorité et légitimité restent deux mots différents. Le juriste italien Mauro Barberis, dans un excellent livre sur le populisme digital[1], qui mériterait une édition française, rappelle qu’Hitler est arrivé au pouvoir grâce à une élection au suffrage universel. L’essence de la démocratie reste le respect par la majorité de la dignité, de la liberté de toutes les minorités.[2] Mauro Barberis insiste sur le fait que la démocratie authentique n’est pas le gouvernement par le peuple, mais le contrôle du gouvernement par le peuple. Cela implique un Etat de droit constitutionnel, où la majorité respecte les lois, le pluralisme, la presse critique, la magistrature. Et ne promulgue pas de nouvelles lois liberticides.

Dans les yeux des victimes

Voilà ce que l’Ecole de la République devrait enseigner, en donnant un sens clair aux mots sur lesquels repose notre Société : liberté, peuple, légitimité démocratique… Car les jeux de mots pernicieux font la force des populistes négationnistes du Covid-19, les Trump, Bolsonaro, responsables d’une bonne partie des 185 000 et 122 000 morts comptabilisés dans leurs deux pays, fin août !

Ce qui me surprend, ce ne sont pas les imprudences de personnes excédées, mal préparées par l’Ecole et par des experts, des responsables peu pédagogues. Ni les manifestations suscitées par des activistes antidémocrates. Ce qui me met en colère, ce sont les déclarations de médecins, d’intellectuels contre les précautions antipandémies, affirmant qu’on réduit nos libertés, que le Covid n’est qu’une forte grippe, qu’on n’en meurt pas tellement, à part quelques vieux, qu’il faut rejeter tout vaccin (avant même qu’il y en ait !)… Auraient-ils le culot de répéter cela en regardant dans les yeux les parents des 117 Français décédés, en une semaine, entre le 26 août et le 1er septembre ? Ou face à Tara Langston, l’Anglaise de 39 ans qui, sur son lit d’hôpital, nous a expliqué l’épreuve qu’elle a subie, et heureusement surmontée, après s’être révélée contaminée par le virus ?


[1] Mauro Barberis. Come internet sta uccidendo la democrazia. Ed. Chiarelettere. Décembre 2019.

[2] André-Yves Portnoff. Le Pari de l’intelligence. P. 77. Juin 2004. Col. Perspectives. Futuribles. /

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