Stéphane Rozès : « On ne peut bien réformer la France qu’en partant de son Imaginaire »

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Stéphane Rozès

Depuis plus de trois décennies, Stéphane Rozès scrute, analyse la société française sous tous ses aspects. Conseil de dirigeants d’entreprises, d’Etats, gouvernants et élus locaux, le président de Cap (Conseils, analyses et perspectives) enseignant à HEC et Sciences-Po Paris, a élaboré le concept de l’imaginaire d’un pays, la façon dont les individus et les peuples se construisent un rapport au réel, à partir de mises en perspective de leurs représentations qui encadrent leurs croyances, opinions, institutions et rapports sociaux.  

La grève contre la réforme des retraites aura été la plus longue en France (plus de sept semaines) depuis mai 1968 avec un soutien qui s’est à peine érodé de l’opinion publique tout au long du mouvement. A-t-on assisté à un remake de l’esprit de la grève de 1995 chez les cheminots qui avait abouti au retrait du projet porté par Alain Juppé ?

Stéphane Rozès : Les grands mécanismes sont assez similaires Du côté de l’opinion, on assiste à la même « grève par procuration », pour reprendre l’expression que j’avais utilisée il y a 24 ans, à l’égard du mouvement social. Le soutien des Français aux grévistes est de nature plus politique que sociale. Cette procuration vise au-delà des revendications matérielles, constitue une interpellation du pouvoir politique pour le ramener au contrat initial avec le pays qui est de fortifier notre modèle, au prix d’efforts et non de sembler le déliter. Du côté du mouvement social on observe une base ouvrière plus restreinte, mais plus autonome des grandes confédérations et une combativité plus radicalisée. C’est toujours la conjonction entre combativité ouvrière et grève par procuration de l’opinion qui peut faire reculer ou renoncer l’Etat. Enfin au sommet de l’Etat, Jacques Chirac s’était fait élire en 1995 sur « la lutte contre la fracture sociale », et subrepticement lors d’une allocution présidentielle six mois après au nom du passage à l’Euro, il revient à la politique de désinflation compétitive de ses prédécesseurs. Alain Juppé, le Premier ministre, avait alors durci son projet initial pour répondre à la requête de rigueur financière formulée par le chef de l’Etat qui avait écouté les arguments du gouverneur de la Banque de France ainsi formulés : si le gouvernement en restait à sa mouture initiale, les marchés financiers en déduiraient que la France n’était pas prête à consentir les efforts nécessaires pour aller à l’euro. Un quart de siècle, on assiste à la même tension avec les mêmes visions et types d’arguments. Devant le Congrès en 2017, le Président Macron avait déclaré : « le premier mandat que m’ont confié les Français est de restaurer la souveraineté de la Nation ». Il semblait vouloir remettre en marche le pays à partir de ce qu’il était, ni en résistance à la mondialisation comme Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, ni en soumission économique comme François Fillon.

Procédant de cet esprit, la réforme des retraites avec l’instauration d’un système universel avait d’ailleurs le soutien initial de l’opinion.

S.R : Le pays pouvait consentir dès le départ à la réforme systémique des retraites  avec un régime universel par points. Mais la réforme paramétrique avec le fameux âge pivot à 64 ans était la marque de Bercy et de Matignon, véritable horloger de la réforme, avec Jean-Paul Delevoye peu à peu réduit à un rôle de figuration. La réforme à la fois systémique et paramétrique était ressentie, du fait du chômage des seniors, comme la voie ouverte à la retraite par capitalisation ou à la paupérisation des futurs retraités. En outre la défiance à l’égard du politique déstabilisait l’idée de remettre aux gouvernants le soin de fixer le montant du point de retraite, indicateur central du futur système universel.

Quand le dialogue social semble contourné,  l’opinion se braque contre la réforme.

Rajoutons que les réformes dites structurelles étant compliquées, mettant en tension chaque individu ; les citoyens transfèrent aux partenaires sociaux le soin de trouver les bons équilibres et quand le dialogue social semble contourné, alors l’opinion se braque contre la réforme. De ce point de vue le caractère apparemment improvisé, cynique ou tactique de la façon de mener la réforme des retraites est aussi l’expression de rapports de force entre la vision ou posture politique néo-bonapartiste du Président et la vision de la droite orléaniste, technocratique de Bercy et de Matignon. La mise entre parenthèses de l’âge pivot n’est qu’un épisode de cette tension et du rapport au pays.

Peut-on interpréter ce blocage comme une incapacité de l’exécutif à conduire le changement, à renouer les liens avec les syndicats et plus largement les citoyens, à tirer les enseignements de la crise des Gilets Jaunes ?

S.R. : Le mouvement des Gilets jaunes ne fut pas un mouvement social traditionnel, dans sa nature, modalité et durée. Le Président a confié à ses proches à propos de la crise des Gilets Jaunes : « J’ai pris un TGV en pleine figure ». On a bien assisté à une jacquerie qui a cogné à la porte de l’Élysée comme autrefois du château du seigneur ou monarque pour le rappeler à ses devoirs. La pancarte d’un rond-point « Macron, nourris ton peuple » dit bien le caractère indissolublement lié chez nous entre question fiscale, sociale, celle des fins de mois difficile et la question nationale, celle de la souveraineté populaire. Dans un pays qui s’est constitué autour de l’Etat qui a précédé la Nation, la capacité à lever impôts et son consentement sont la marque de ce que la France tient bien ensemble.

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« Le mouvement des Gilets jaunes ne fut pas un mouvement social traditionnel, dans sa nature, modalité et durée. » – © Can Stock Photo / ifeelstock

D’ailleurs les marchés financiers ne s’y trompent pas dans les taux qu’ils accordent à notre dette. Le rapport du pays à cette dernière, du fait de notre imaginaire est l’inverse qu’en Allemagne ou c’est le même terme pour dire « dette »  et « culpabilité » : « schuld ». L’illustration de ce qu’il s’agit bien d’une jacquerie, c’est que ce qui la fait refluer, ce ne fut pas l’abandon de la taxe sur les carburants et l’engagement portant sur 14 milliards d’euros pour les catégories présentes sur les ronds-points, mais quand le souverain se remet à hauteur d’homme lors du Grand Débat. Mais à l’issue de celui-ci, le Président n’a pas été clair : les Français ne savaient toujours pas si les efforts demandés visaient à renforcer le modèle français ou à continuer à le banaliser pour qu’il se conforme au monde extérieur et à l’Union européenne qu’ils ne voient plus depuis le référendum de 2005 comme la France en grand. Début 2019, nous avons pu avoir le sentiment que le chef de l’Etat en revenait aux corps intermédiaires. Mais ces derniers sont considérés comme des airbags contre l’impopularité et non les lieux des compromis sociaux. Dans le moment néo-libéral, il est renvoyé au sommet de l’Etat ou prévaut le logiciel de Bercy, « économiciste » ou technocratique celui du respect des 3 % de déficit, des engagements initiaux de la France au moment de Maastricht, mais ressentis maintenant comme des contraintes extérieures. Auparavant, c’était un moyen de l’Etat au service du politique. Ce moyen comptable et budgétaire est devenu une fin.

Emmanuel Macron avait pourtant contesté cette rigueur espérait pouvoir s’affranchir de la règle du 3 % de déficit du PIB ?

S.R. : Le Président Macron pensait convaincre la chancelière Merkel de desserrer l’étau de la contrainte budgétaire en donnant des gages économiques à Berlin. Cette tentative prit forme lors du discours présidentiel d’Aix La Chapelle le 10 mai 2018, mais Angela Merkel y opposa une fin de non-recevoir privant le macronisme du deuxième étage de remise en marche du pays. Le chef de l’Etat eut beau dénoncer le fétichisme budgétaire perpétuel de l’Allemagne et les excédents budgétaires et commerciaux qui sont réalisés aux dépens des autres pays de l’Union. Rien n’y fit. Il va alors opérer une volte-face, comme le Président Chirac en 1995, et revenir à la politique du rabot, la politique comptable et de court-terme, politique qu’il dénonçait lui-même à Bucarest en août 2018, quand il affirmait que pour transformer le pays, il ne fallait pas le faire à partir de fonctions extérieures, mais d’une vision, d’une profondeur de champ puisque le pays était universaliste  (« Proposer à la France de se réformer pour répondre à un chiffre, ou une contrainte ? Notre pays n’est pas fait ainsi. Mais se transformer en profondeur pour retrouver le destin qui est le sien, emmener l’Europe vers de nouveaux projets ,  porter l’universalisme… ça, c’est un combat qui fait rêver les Français »). Mais devant des millions de Français, il aura dit l’inverse lors du débat télévisé du 15 avril 2018. Face à Jean-Jacques Bourdin « où emmenez-vous les Français ? » il éludera « j’espère que les Français le verront, les historiens le diront » soit l’inverse de sa phrase devant le Congrès « le premier mandat que les Français m’ont donné, c’est de restaurer la souveraineté de la nation ».

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Emmanuel Macron répondait aux questions d’Edwy Plenel (Mediapart) et de Jean-Jacques Bourdin (BFM-TV) le dimanche 15 avril 2018, en direct du Palais de Chaillot à Paris.

Constatant qu’il n’a pas d’adversaire politique, le chef de l’Etat opère un tête-à-queue à l’égard du pays, confondant le paysage politique et le peuple. Pour reprendre la formule de Hobbes « le souverain interprète le spectacle du peuple », il passe du statut d’acteur à celui d’auteur.

Le génie européen, depuis « Mare Nostrum » ; c’est de faire de la diversité du commun.

Pourtant il avait assuré dans la Nouvelle Revue Française : « je ne suis que l’acteur du sentiment romanesque des Français ». Là Emmanuel Macron redéfinit son contrat avec les Français. Il s’efface en acceptant la vision allemande selon laquelle c’est l’économie qui fait la société. Or ce qui fait l’Europe c’est la politique, pas l’économie. Le génie européen, depuis « Mare Nostrum » ; c’est de faire de la diversité du commun. Penser que l’on peut rapprocher les peuples en fusionnant des politiques uniques c’est une illusion, basée sur l’imaginaire français universaliste et l’imaginaire allemand de portée libérale. En fait, il se passe l’inverse. Les peuples refusent, d’où la montée des nationalismes et les risques de guerre.

Les Français seraient-ils réfractaires au changement ?

S.R. : Non. C’est seulement que chez nous ; la réforme, la discipline, la rigueur, le contrat, c’est une fin dans l’imaginaire français, car ce dernier est projectif, contrairement à l’imaginaire allemand. Pour les Français, la réforme ne peut se justifier et être appropriée qu’à partir d’une vision qui la précède. Notre nation doit se projeter pour déployer son génie.

La dépression française, le conservatisme, notre recul économique viennent de ce que les réformes doivent partir de notre Imaginaire. Notre nation doit se projeter pour déployer son génie or le sommet de l’Etat, Bercy et Matignon lui demandent au contraire d’intérioriser.

Or le sommet de l’Etat lui demande d’intérioriser. En un mot : le pays a consenti à des réformes jugées injustes socialement, comme celle du droit du travail ou de la réforme de la SNCF sans grève par procuration tant qu’elles semblaient au service de la Nation jusqu’à l’été 2018. Quand cette finalité, le contrat initial avec le chef de l’Etat, vu comme un Bonaparte, disparaît alors les injustices ne sont plus acceptables. La dépression française, le conservatisme, notre recul économique viennent de ce que les réformes doivent partir de notre Imaginaire. Notre nation doit se projeter pour déployer son génie or le sommet de l’Etat, Bercy et Matignon lui demandent au contraire d’intérioriser. Le Président se fait élire par la Nation et occupe le sommet de l’Etat. C’est un Bonaparte dans le moment néolibéral : un « néo-Bonaparte ». Le Bonapartisme procède du retour du commun qu’il faut reconstruire quand le destin commun échappe aux perceptions. Il met momentanément de côté la dispute sociale et les corps intermédiaires qui structurent le clivage Gauche/Droite, mais non plus au service de la nation, mais à celui du sommet de l’Etat. Voilà les raisons de notre malheur. Elles sont de nature culturelle. Cette dimension enchâsse les dimensions politiques, économiques et les rapports sociaux.

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Bercy, ministère de l’économie et des finances publiques – © Can Stock Photo / LP2Studio

Cette « remise en marche » du pays, projet du Président élu, est-elle devenue impossible aujourd’hui ?

S.R. : Si les choses perdurent ainsi, alors Marine Le Pen qui fait muter sa formation de nationaliste d’extrême droite en un avatar du gaullisme pourrait — si elle va vite, d’où sa déclaration de candidature précoce — l’emporter. Reste qu’Emmanuel Macron est un personnage suffisamment plastique pour tenir les contradictions entre le pays et le monde extérieur, et permettre à la France de préserver son Imaginaire dans une Union européenne devenue néolibérale et face à la prévalence des marchés dans le monde. Réussira-t-il ? Il doit repasser de Guizot, voire Thiers, à Bonaparte au plan intérieur et devenir gaulliste au plan européen et faire bouger Berlin et Bruxelles pour que leurs politiques en reviennent au génie européen qui est de faire de la diversité du commun. Rendez-vous au second tour de la Présidentielle en 2022…


Publications de Stéphane Rozès :

« Les gilets jaunes : une jacquerie française », Revue Politique et Parlementaire, janvier 2019.

«  Emmanuel Macron :  Aladin de l’Imaginaire français », revue Le Débat, septembre 2017.

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