Eternesia : laisser une trace numérique

Permettre à chacun personne de constituer une mémoire numérique de sa vie et d’en assurer la pérennité à travers les âges, telle est la promesse d’Eternesia, initiative née en 2015 de la volonté de Dominique Pon, actuel directeur de la Clinique Pasteur de Toulouse et de Serge Maitrejean, spécialiste d’imagerie médicale. Un projet complexe sur le plan technique et exigeant dans ses principes d’organisation et de gouvernance. Une douce utopie ? Pas pour Dominque Pon, qui en explique ici les ressorts et en défend le modèle.

Quelle est la finalité de votre projet Eternesia ?

Nous avons tous été ou serons tous un jour confrontés au regret de ne pas avoir conservé suffisamment de traces tangibles d’un proche disparu. Aujourd’hui, le numérique offre des possibilités totalement inédites de sauvegarde de données sans limites de temps. Le projet Eternesia, est une initiative panhumaniste de conservation des traces numériques de vie que chacun, partout dans le monde, souhaiterait laisser à la postérité. Il s’agit de permettre à chacun, dès lors bien sûr qu’il en exprime ou en a exprimé le désir auprès d’ayants droit ou de tiers désignés, de constituer une mémoire de son existence, sous forme de traces numériques, images, sons, vidéos, documents divers, et d’en assurer l’intégrité à travers les âges. On pourrait comparer cette fonction à celle d’une malle entreposée au fond d’un grenier et dans laquelle on laisse un ensemble d’objets auxquels on tient encore.

Pourquoi vous être lancé dans une telle démarche ?

J’ai chevillé au corps l’idée qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise existence devant la postérité, pas davantage qu’il n’y a de vie illusoire. Chaque vie est une œuvre d’art et à ce titre, toutes les vies se valent a priori. Déjà petit, j’étais choqué par la prime que la mémoire collective laisse aux personnages négatifs de l’Histoire, aux tyrans. N’y a-t-il pas quelque chose de très dérangeant au fait qu’Hitler et Staline sont les deux noms qui marqueront la représentation historique du XXe siècle, alors que leurs victimes sombreront petit à petit dans l’oubli ? N’est-ce pas rendre justice à tous ceux qui ont subi la tyrannie que de conserver des traces d’eux ? Je considère que la mémoire de chaque être humain, en tant que manifestation numérique tangible de son existence, est un élément immatériel du patrimoine de l’humanité, au même titre que le sont toutes les grandes réalisations humaines.

Le contenu mémoriel tel que vous le concevez ne doit-il pas tendre vers l’exhaustivité ? Auquel cas, sa réalisation devient encore plus complexe…

On peut en effet poser l’hypothèse que la meilleure manière de constituer sa mémoire serait de la construire le plus exhaustivement possible. C’est dans ce sens que s’inscrit le projet Total Recall, porté au début des années 2010 par un groupe de chercheurs au sein de Microsoft : il s’agissait d’automatiser tous les modes d’enregistrement de la vie pour constituer une base de données la plus volumineuse possible. Cette approche est très intéressante, en particulier sur le plan de la prouesse technologique requise. Mais à mon sens elle se heurte à plusieurs limites. Technologique d’abord : car in fine l’exhaustivité mémorielle semble tout bonnement impossible. Elle est en outre, du fait de la consommation énergétique induite, extrêmement critiquable en termes environnementaux. Elle pose ensuite une question se sens : est-il utile de tout garder ? Quid également du modèle économique : comment financer tout cela ? Enfin, les promoteurs de Total Recall sont clairement dans le phantasme de l’immortalité. Pour ma part, j’accepte ma finitude.

Où en êtes-vous aujourd’hui ?

Notre projet peut-être perçu comme dérangeant parce qu’il renvoie à un sujet éminemment sensible, celui de la fin de la vie. En outre, dans la mesure où il repose sur un postulat d’égalité de valeur entre chaque vie humaine, celle du pauvre comme celle du nanti, il bouscule pas mal les schémas bourgeois. Nous avons lancé cette idée il y a cinq ans. C’est un projet complexe, sur le plan technique bien sûr, mais aussi sur le plan des valeurs qui le sous-tendent et du cahier des charges déontologique qui doit l’encadrer. Tout ce qui relève des statuts et des principes est posé. Nous avons rencontré énormément de gens, acteurs économiques et associatifs, institutionnels, experts. Nous avons élaboré des projections économiques pour poser le cadre d’un modèle économique. Aujourd’hui, nous cherchons un premier grand mécène.

Quelle gouvernance pour un projet comme celui-ci ?

C’est sans doute LA question centrale. Ce qui est essentiel, c’est le cadre dans lequel se fera la conservation. Si l’archivage est réalisé de manière sauvage, sans structuration, sans liaison avec d’autres éléments liés à l’individu, il sera vain et surtout ne passera pas la barrière du temps. Dès lors que l’on pose comme postulat que la mémoire volontaire de chaque être humain fait partie du patrimoine mondial de l’humanité et qu’elle mérite une conservation illimitée, on qualifie déjà la posture de la plateforme sensée piloter le projet. On est bien loin de la logique startup. Ce que nous visons, c’est un acteur neutre, indépendant, international, fédérateur et sans aucune visée lucrative. Cela oriente les choix vers une organisation sans lien de subordination avec des États ni obédience religieuse. Nous pensons à des organisations comme l’UNESCO ou la Croix Rouge, suffisamment référentes pour piloter un ensemble de structures non profitables et les ramifications avec des acteurs économiques, des institutions nationales, le tissu associatif.

Et à titre personnel, que représente pour vous cette aventure ?

Si je pouvais aujourd’hui gagner ma vie avec Eternesia, je n’hésiterais pas une seconde, j’arrêterai tout le reste. Ce n’est pas un projet de plus dans ma vie, c’est vraiment pour moi un accomplissement, l’aboutissement d’une vision du monde et de la vie qui s’est construite en moi depuis mon enfance. Je sais que je ne pourrai pas faire mieux qu’Eternesia. Je sais aussi que ce projet aboutira.


BIO : né à Pau en 1968, Dominique Pon, ingénieur de formation, est actuellement directeur de la Clinique Pasteur à Toulouse, structure privée détenue par ses médecins et dont tous les bénéfices sont réinvestis dans le développement de l’activité. Depuis des années, la clinique figure au top du palmarès des meilleurs établissements de santé. En 2018, Dominique Pon a été par ailleurs nommé responsable « santé et numérique » auprès de la ministre de la Santé Agnès Buzyn. Il siège en outre au directoire de la Clinique Medipole Garonne, ainsi qu’au conseil d’administration du Comité pour le Développement Durable en Santé.

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