Préserver un espace public conciliant la liberté des créateurs et la protection de leurs droits

Quels rapports entre les limites territoriales, le pouvoir croissant des GAFA, la propriété intellectuelle et notre développement ? C’est ce que montre Antoine Gitton qui est, non seulement avocat, enseignant, mais aussi musicien à ses heures.

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Antoine Gitton? Refonder l’espace public, éd. Libre & Solidaire, 2017.

Il note avec bon sens une évidence généralement occultée : les océans recouvrent 71 % de notre planète, mais, au-delà des limites territoriales, ils échappent aux souverainetés nationales et constituent, de fait, un espace de licence où l’on pollue n’importe comment. Le droit n’a pas encore pris réellement en compte le fait que nous vivons dans un monde fini, que notre sort et celui des générations à venir dépend de la façon dont nous (mal) traitons la nature n’importe où sur notre planète : « l’espace maritime (…) est un espace d’intérêt commun à l’humanité (…) au fonctionnement duquel chacun serait en droit de participer. » Ce devrait être un espace public et non une zone où l’on peut agir impunément contre l’intérêt général.

L’exemple de l’océan montre qu’il est urgent de repenser l’espace public et l’intérêt général. Cette urgence concerne aussi le sort fait à la propriété intellectuelle, au droit des auteurs et à celui des éditeurs. Plus généralement se pose la question de la place accordée, dans nos sociétés, aux créateurs et aux créations.

L’enjeu est vital, car le moteur de notre développement sera de plus en plus l’innovation impossible sans créativité. Voulons-nous que notre environnement social, juridique, concurrentiel devienne plus favorable à la valorisation de leurs talents par les créatifs et à l’accès des citoyens aux créations ? Car si les créations, livres, œuvres d’art, concepts innovants, ne parviennent pas jusqu’aux citoyens, leur impact reste nul et le bénéfice pour la Société également. Il faut donc, conclut Antoine Gitton, préserver un espace public conciliant la liberté des créateurs, la protection de leurs droits, pour qu’ils continuent à créer, et la liberté d’accès du public aux œuvres de l’esprit.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen établissait, le 26 août 1789, le droit pour tout citoyen de « parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » Mais ce droit a été très longtemps bafoué et n’est pas encore parfaitement protégé.

Pour un écosystème des intelligences !

En Europe, dès l’affaiblissement de l’Empire romain, les pouvoirs religieux et féodaux ont instrumentalisé les œuvres de l’esprit pour imposer une obéissance passive à des sujets sommés de rester « fidèles », c’est-à-dire soumis. Aussi, « la protection de l’auteur n’avait pas de sens : l’auteur, c’était le Créateur, l’Unique. » « Le Créateur perdit son monopole avec les premiers humanistes laïques de la Renaissance » proclamant, après Aristote, le droit de chacun à observer la réalité et d’exercer son libre arbitre contre la pression des dogmes. Antoine Gitton décrit la naissance du livre moderne à Venise, grâce à un fragile, mais exemplaire « écosystème de l’intelligence » et que la censure de l’Inquisition brisa. A partir de là, une longue lutte opposa les créateurs et le public aux volontés de contrôle des pouvoirs et aux appétits des intermédiaires, éditeurs, mais aussi interprètes. Au Grand Siècle, l’œuvre n’était pas destinée à l’édification des masses, mais au monarque et à sa cour, qui ne se souciaient point d’assurer sa diffusion, bien au contraire.

Au Siècle des Lumières, la vision laïque attachée à la liberté d’expression fit progresser la situation dans un sens positif. Mais des éditeurs, des théâtres tentaient de spolier les auteurs de leurs droits : le Privilège de la Comédie française accordait à celle-ci un « monopole d’exploitation sur les œuvres représentées, voire leur pleine propriété si la pièce ne faisait pas suffisamment recette ». Beaumarchais mena un long combat contre ces prétentions. Cela aboutit aux décrets républicains de 1791 et 1793 qui « ont fondé le droit positif en France jusqu’à la grande loi de 1957 sur la propriété littéraire et artistique. » Cependant, la construction d’un espace public, respectant la liberté, les intérêts des créateurs et l’intérêt général du public, a continué de se heurter aux appétits de certains éditeurs. Antoine Gitton narre la longue bataille du ministre radical et laïc Jean Zay contre Bernard Grasset. A la veille de la dernière guerre, Jean Zay avait préparé un projet établissant un droit d’auteur « attaché à la personne humaine, inaliénable » susceptible « de concession, non de cession ». Mais le ministre résistant fut massacré par la milice de Vichy ; et la loi du 11 mars 1957, qui régit le droit d’auteur en France, a « été préparée par l’organe corporatiste » mis en place dans l’Etat fasciste, sous l’influence d’amis de Bernard Grasset !

Antoine Gitton note que l’espace public est aujourd’hui menacé par le pouvoir croissant de grandes plateformes numériques ; ce sont des espaces d’expression et d’échanges pour des milliards de citoyens, mais la liberté d’expression et la propriété des données y sont régies par des sociétés privées. Et ces espaces numériques, en principe publics, sont de plus en plus exploités par certains politiques extrémistes, ennemis de la vérité, de la liberté, pour diffuser délibérément des contrevérités, des fake news. Ce n’est pas par hasard, notons-le, que Trump a pris position contre la neutralité d’Internet. « La vérité n’a de valeur, constate Antoine Gitton, que dans le champ horizontal de l’espace public ». Il nous incite, plutôt que de laisser saccager les espaces où nous vivons, à « penser collectivement l’espace collectif et vivant qui est le nôtre, dans son entier et non dans sa version réduite aux 29 % terrestres de la planète. »


Arlette et André-Yves Portnoff

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