Relocalisations : de l’effet d’annonce à l’annonce de faits

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© Can Stock Photo / manfredxy

La crise sanitaire a remis la question de la souveraineté industrielle au centre de la parole publique. Mais, au-delà de l’injonction, le rapatriement en France des chaînes de valeur relève d’une dynamique lourde et complexe.

31 mars 2020, le chef de l’État, en déplacement chez un fabricant de masques, annonce une dotation de 4 milliards d’euros pour financer l’achat et la production de médicaments, masques et respirateurs, appelant à « produire plus sur le sol national » et plaidant pour un « rapatriement d’usines dans l’Hexagone ». Rapatriement, relocalisation, souveraineté… Depuis le début de la pandémie de Covid-19, l’exhortation à reprendre la main sur les chaînes de valeur resurgit comme une antienne dans le débat public hexagonal.

Le fait n’est pas nouveau. « Après la crise de 2008, la relocalisation avait déjà été invoquée pour relancer la création d’emplois manufacturiers », rappelle Thibaud Frossard, coordinateur Industrie chez Terra Nova. Pour quels effets ? Douze ans plus tard, la part de l’emploi industriel en France stagne à 11,8 % (contre 18 % en Allemagne).

Pas de relocalisation, pas d’aides

L’onde de choc inédite de la crise sanitaire va-t-elle pousser les acteurs du monde économique à transformer de manière significative l’injonction en décisions puis en actes ? « Nous voyons combien nous étions naïfs de sous-estimer la dépendance aux chaînes de production mondialisées. C’est la dimension fatalement positive de la mondialisation : les interdépendances entre économies sont devenues trop fortes et ce sont les États-nations qui se sont révélés efficaces en temps de crise », commente Pierre-Yves Gomez, professeur de stratégie, directeur de l’Institut français de Gouvernement des entreprises d’EM Lyon Business School.

Le principe de relocalisation est aujourd’hui brandi comme une condition sine qua non d’éligibilité aux aides de l’État. « Nous sommes prêts à vous aider (…), à étudier ce qui peut améliorer votre compétitivité sur les sites de production français. En contrepartie, vous devez envisager la relocalisation », déclarait ainsi Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, le 11 mai 2020, aux constructeurs automobiles.

Seulement voilà, l’expérience montre qu’en matière de relocalisation, les aides financières ne sont pas le nerf de la guerre. Sur les 200 relocalisations répertoriées par la Banque des territoires (Caisse des Dépôts) de 2005 à 2018, seules douze (soit 6 %), ont eu recours à des aides publiques directes.

Celles-ci continuent pourtant d’être agitées par les acteurs politiques, à tous les échelons. En mars 2020, la région Grand Est annonçait le lancement d’un Pacte de relocalisation pour toutes les entreprises souhaitant « rapatrier une partie de leur chaîne d’approvisionnement en région, en France ou en Europe plutôt qu’en Asie ». A la clé, une enveloppe de 260 millions d’euros débloquée par le territoire, qui mise sur le ralliement de 50 à 100 entreprises par semestre : PME, ETI et filiales de groupes de divers secteurs industriels, de l’agroalimentaire à la chimie en passant par la production de machines-outils ou encore la sous-traitance de la maintenance. Quelques jours après le lancement du dispositif, cinq premières entreprises avaient répondu à l’appel.

Nationalisations, barrières douanières, court-circuitisation ?

Relocalisation n’est pas réindustrialisation. Les études les plus courantes établissent le ratio relocalisation/délocalisation à un rapport de  un pour dix.

Et puis, relocaliser de quelle manière ? Par une élévation des barrières douanières, visant à décourager la dilatation les chaînes de valeur mondiales ? Mais les barrières protectionnistes ne peuvent se décréter qu’à une échelle européenne. Par le rapatriement pur et simple d’industries ? Option nécessairement lourde, longue et coûteuse. Par la cout-circuitisation de l’approvisionnement ? Cela suppose que les entreprises trouvent à proximité des fournisseurs susceptibles de remplacer les anciens. Par des nationalisations ? On en a parlé pour certains pans de l’industrie pharmaceutique, ou pour Air France. « N’imaginons pas trop vite un mouvement de renationalisations, en tout cas pas au-delà de quelques entreprises ultra-stratégiques, et de manière transitoire. En revanche, nous allons sans doute assister à une forme de “repolitisation” des entreprises dans leurs rapports aux parties prenantes. L’État va devenir un acteur clé, à la fois dans la gouvernance des entreprises et dans l’encadrement du jeu économique », commente Aurélien Acquier, professeur de stratégie, codirecteur de la chaire Économie circulaire et business models durables à l’ESCP Business School.

Symbole politique plus que phénomène économique

Les relocalisations suscitent toujours un écho médiatique surdimensionné au regard de leur poids réel. Combien d’articles de presse et de reportages ont relaté en leur temps les démarches engagées par Rossignol, Kusmi Tea ou Solex ? On a parlé de « vague », de « tendance », de « phénomène ». La réalité est nettement plus pointilliste. Entre 2005 et 2013, seuls 107 cas ont été officiellement recensés par la Direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services, soit moins de quinze par an, la plupart concernant de très petites entreprises ou se limitant, pour les structures de taille moyenne, à des tronçons d’activité. Bref, un effet epsilon pour l’économie.

D’un strict point de vue économique (équation des coûts unitaires salariaux entre la France et l’étranger) une relocalisation significative n’est véritablement envisageable que dans les activités perméables à une forte automatisation des tâches : automobile, meubles, électronique. Pour le secteur textile, c’est déjà beaucoup plus difficile : les robots ne sont pas capables de manipuler les matières souples. Et le succès commercial rencontré dans le secteur textile par des entreprises comme Le Slip Français, 1083 ou L’Atelier Tuffery ne doit pas cacher la somme des obstacles auxquels se heurte toute production misant sur le 100 % made in France : coût de production élevé, sous-traitants rapidement saturés et ne pouvant suivre le rythme d’une accélération des commandes… « Il sera difficile de transformer assez radicalement les grandes chaînes de valeur, en tout cas à court terme. En économie, il ne faut jamais négliger le phénomène d’’“oubli organisationnel”, consubstantiel des grosses organisations », note Benoit Demil, professeur de stratégie à l’IAE de Lille.

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