Biaise-moi (23) : comment l’inertie peut s’avérer un levier pour bouger de grandes choses

D’infimes changements peuvent entraîner des effets considérables…

Vous recevez une proposition pour vous abonner à un magazine qui vous plaît. Deux modalités vous sont proposées. La première : un abonnement d’un an pour un prix de 120 euros, payable immédiatement par chèque ou CB. La seconde : un abonnement de 10 euros par mois, payable par prélèvement bancaire. Bien entendu, dans cette seconde option, vous êtes libres de résilier l’abonnement et stopper les prélèvements par lettre à n’importe quel moment. Quelle formule choisissez-vous ?

Il est fort probable que votre préférence ira vers la seconde option. D’abord parce que nous n’aurez pas à débourser immédiatement 120 euros, une somme relativement importante. Ensuite parce que 10 euros par mois sur un an, ça fait 100 euros ; vous gagnez donc 20 euros sur l’année par rapport à la première formule.

Si cette formule apparaît effectivement plus attractive pour l’abonné, elle constitue néanmoins un piège redoutable qui risque de le rendre plus ou moins captif. Pour mettre fin à l’abonnement, il faut remplir une toute petite formalité : envoyer une lettre. Or cette simple formalité, il est difficile de s’en acquitter. L’échéance est sans cesse remise au lendemain. On l’oublie. Voilà par quel concours de circonstances nous nous retrouvons parfois avec 5 ou 6 abonnements à des revues que nous ne lisons pas et dont nous souhaitons pourtant nous défaire. Voilà qui jette la lumière sur une caractéristique fondamentale du fonctionnement de l’esprit humain : la paresse. L’inertie qui en résulte est paradoxalement utilisée comme un levier pour empêcher un client de parti. Le marketing des services abonnement l’a bien compris. Mais ce levier peut également être activé à bon escient pour contribuer à de justes causes et résoudre des problèmes vitaux, comme la rareté des dons d’organes. Rappelons que 500 à 600 personnes meurent chaque année en France faute de transplantations.

Coût cognitif

Pourquoi des populations assez proches culturellement peuvent avoir des comportements si différents sur cette question? Comment par exemple expliquer qu’en 2003, presque 100 % des Autrichiens étaient donneurs d’organes, contre seulement 12 % des Allemands? La réponse est simple. En Autriche, tout le monde est « par défaut » donneurs. Celui qui ne souhaite pas donner ses organes est bien sûr libre de refuser, mais doit pour cela l’exprimer explicitement en cochant une case sur un formulaire. En Allemagne, c’était l’inverse. C’est celui qui souhaite devenir donneur qui doit cocher une case. Or le modeste effort consistant à s’acquitter de cette menue formalité est coûteux cognitivement. Voilà pourquoi nous procrastinons ou zappons ; voilà qui explique l’inertie dans la prise de décision Inertie qui peut être exploitée par le législateur ou les administrations pour orienter les politiques publiques vers ce qui semble juste et souhaitable. Ce genre de stratagèmes a un nom : « nudge », coup de pouce en anglais.

De nombreux pays, dont la France, ont revu leur législation et leur manière de considérer le problème. Pour les pouvoirs publics, il importe d’encourager le don d’organes tout en préservant la liberté des individus de refuser. En cadrant différemment le problème, en travaillant « l’architecture du choix », ces deux impératifs sont respectés. L’effet de cadrage ou framing, c’est-à-dire la manière de présenter différemment une même information en suscitant souvent des émotions différentes, joue ici sur la paresse de notre fonctionnement cognitif. Comme le résume Kahneman, « un choix important se trouve déterminé par un aspect parfaitement anodin de la situation. Voilà qui est fâcheux – cela n’est pas ainsi que nous voudrions prendre des décisions importantes ».[1]


[1] Kahneman, Daniel. Système 1 / Système 2. Les deux vitesses de la pensée, Flammarion. 2012.

Crédit Photo : Can Stock Photo – Artmy

Partager cet article