Biaise-moi (16) : les success-stories entrepreneuriales sont-elles bidon ?

Le problème avec les success-stories, c’est qu’on peut les raconter après-coup, mais jamais les prévoir. Voilà pourquoi.

Dans son best-seller mondial Sapiens, une brève histoire de l’humanité, l’historien israélien Yuval Noah Harari nous fait voyager jusqu’à 70 000 ans avant notre ère, moment d’une première « révolution cognitive » chez homo sapiens. Cette révolution se traduit selon lui par une complexification du langage et le développement de la faculté d’abstraction. Homo sapiens devient alors capable de créer des fictions. Il élabore et tient pour vraies des histoires qui donnent du sens à des situations complexes. À travers ces histoires, l’être humain interprète les évènements passés et leur trouve des explications. « Depuis la révolution cognitive, les sapiens ont donc vécu dans une double réalité. D’un côté, la réalité objective des rivières, des arbres et des lions ; de l’autre, la réalité imaginaire des dieux, des nations et des sociétés. Au fil du temps, la réalité imaginaire est devenue toujours plus puissante, au point que de nos jours la survie même des rivières, des arbres et des lions dépend de la grâce des entités imaginaires comme le Dieu Tout Puissant, les États Unis ou Google. »[1]

Il y a la réalité d’un côté et ce qu’on en dit de l’autre, la seconde influant considérablement la première.

Fruits de notre imaginaire, ces récits influent en effet puissamment sur notre vision du monde et sur la représentation que nous avons de nous-mêmes et des autres. En cela, ils orientent l’action de l’être humain et modèlent l’avenir. Cette faculté va radicalement changer le destin de ce primate cousin du singe. « Cinquante personnes peuvent coopérer en se connaissant, comme les membres d’une famille ou des amis. Mais que des milliers de personnes se fédèrent, cela ne peut se faire qu’avec l’aide de fictions, de mythes communs tels que la croyance en Dieu, au paradis, à l’argent, à la nation ou aux droits de l’homme, qui n’ont d’existence que dans notre imagination. »[2]

L’erreur de narration

Le philosophe libano-américain Nassim Taleb parle d’erreur de narration pour parler de ces récits qui s’efforcent de trouver une logique dans le cours des choses. L’erreur de narration pour Taleb explique les événements uniquement à partir d’une lecture rétrospective ; elle consiste à créer a posteriori une chaîne de causalités à partir d’évènements passés.

Mais comment inventer une bonne histoire ? En usant des biais cognitifs. Avant tout, une bonne histoire se doit avant d’être cohérente. Le lien entre la cause et la conséquence doit apparaître immédiatement. Par exemple le lien entre un trait de caractère et un comportement. On associera en effet plus facilement un acte violent à une personne considérée comme irascible qu’à une personne considérée comme placide. L’association semble logique, mais peut être trompeuse.

L’effet de halo fonctionne ici à plein régime. Par exemple, on va attribuer à tort certaines qualités à un individu au regard de son physique plus ou moins avenant (voir vidéo plus bas). C’est ainsi qu’une étude en psychologie sociale montre que les juges se montrent plus cléments à l’égard des personnes physiquement attractives, tant au niveau de leur culpabilité qu’au niveau de la durée des peines prononcées. L’effet de halo établit immédiatement un lien causal évident entre des qualités physiques et des dispositions morales, alors qu’il n’en est rien.

Revenons à Google

« Un récit convaincant engendre l’illusion qu’un phénomène est inévitable »[3]. C’est notamment le cas avec les success-stories. Kahneman prend l’exemple de Google. « Comme toutes les décisions cruciales se sont bien terminées, on en dégage une sensation de prescience presque parfaite, mais n’importe laquelle de ces étapes réussies aurait pu être sabotée par la malchance. L’effet de halo apporte la touche finale, conférant une aura d’invincibilité aux héros de l’histoire. »[4] C’est en effet oublier qu’un an après la création de Google, les deux fondateurs voulaient vendre, mais l’acheteur a trouvé le prix trop important et n’a pas donné suite. L’histoire aurait pu s’arrêter là. La success-story de Google doit beaucoup à ce coup du sort subi par les deux entrepreneurs. Les belles histoires s’élaborent toujours rétrospectivement, puisant dans certains éléments saillants et en ignorant d’autres, enjolivant le passé en bricolant des relations causales.

Comme nous l’avons déjà dit, nous sous-estimons le rôle prépondérant du hasard dans la conduite des affaires humaines.


[1] Yuval Noah Harari, Sapiens, une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, 2015.

[2] Interview de Yuval Noah Harari dans l’Obs (15 décembre 2015).

[3] Daniel Kahneman, Système 1, Système 2 : les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2011.

[4] Ibid.

Crédit Photo : Can Stock Photo – olivier26

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