« Je cherche mon pays là où on apprécie l’être-additionné »

Fatou Diome est l’auteure de nombreux romans. Dans Le ventre de l’Atlantique, elle dévoile l’inconfortable situation des « venus de France », écrasés par des attentes démesurées de ceux qui sont restés au pays, et confrontés à la difficulté d’être l’autre partout.

« Chez moi ? Chez l’Autre ? Être hybride, l’Afrique et l’Europe se demandent, perplexes, quel bout de moi leur appartient. Je suis l’enfant présenté au sabre de Salomon pour le juste partage. Exilée en permanence, je passe mes nuits à souder les rails qui mènent à l’identité. L’écriture est la cire chaude que je coule entre les sillons creusés par les bâtisseurs de cloisons des deux bords. Je suis cette chéloïde qui pousse là où les hommes, en traçant leurs frontières, ont blessé la terre de Dieu. Lorsque, lasses d’être plongées dans l’opaque repos nocturne, les pupilles désirent enfin les nuances du jour, le soleil se lève, inlassablement, sur des couleurs volées à la douceur de l’art pour borner le monde. Le premier qui a dit : « Celles-ci sont mes couleurs » a transformé l’arc-en-ciel en bombe atomique, et rangé les peuples en armées. Vert, jaune, rouge ? Bleu, blanc, rouge ? Des barbelés ? Évidemment ! Je préfère le mauve, cette couleur tempérée, mélange de la rouge chaleur africaine et du froid bleu européen. Qu’est-ce qui fait la beauté du mauve ? Le bleu ou le rouge ? Et puis, à quoi sert-il de s’en enquérir si le mauve vous va bien ?

Le bleu et le rouge, les chants et les loups, je les ai dans la tête. Je les emporte partout avec moi. Où qu’on aille, il y aura toujours des chants et des loups, ce n’est pas une question de frontières.

Je cherche mon pays là où on apprécie l’être-additionné, sans dissocier ses multiples strates. Je cherche mon pays là où s’estompe la fragmentation identitaire. Je cherche mon pays là où les bras de l’Atlantique fusionnent pour donner de l’encre mauve qui dit l’incandescence et la douceur, la brûlure d’exister et la joie de vivre. Je cherche mon territoire sur une page blanche ; un carnet, ça tient dans un sac de voyage. Alors, partout où je pose mes valises, je suis chez moi. Aucun filet ne saura empêcher les algues de l’Atlantique de voguer et de tirer leur saveur des eaux qu’elles traversent. Racler, balayer les fonds marins, tremper dans l’encre de seiche, écrire la vie sur la crête des vagues. Laissez souffler le vent qui chante mon peuple marin, l’Océan ne berce que ceux qu’il appelle, j’ignore l’amarrage.

Le départ est le seul horizon offert à ceux qui cherchent les mille écrins où le destin cache les solutions de ses mille erreurs.

Dans le rugissement des pagaies, quand la mamie-maman murmure, j’entends la mer déclamer son ode aux enfants tombés du bastingage. Partir, vivre libre et mourir, comme une algue de l’Atlantique. »


Fatou Diome, Le ventre de l’Atlantique, Le livre de poche, 2005.

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