Inflation : stop ou encore ?

Depuis le milieu de l’année 2021, deux clans s’opposent. Le premier considère que l’inflation post-covid est temporaire quand le second imagine une vague inflationniste de longue durée. Les tenants de la première thèse qui avaient estimé que l’inflation disparaîtrait en fin d’année 2021 ou au début de l’année 2022 ont été contraints de réviser leur analyse en prévoyant un retour à la normale différé dans le temps. Les arguments en faveur d’une inflation transitoire ou durable sont nombreux rendant toute conclusion sur ce sujet fragile.

En ce début d’année 2022, l’inflation est au plus haut depuis une trentaine d’années aux États-Unis et en Europe. Elle atteint 7 % outre-Atlantique et dépasse 5 % au sein de la zone euro. L’inflation sous-jacente qui exclut les biens et services à fortes fluctuations (énergie, produits agricoles, tarifs réglementés, etc.) est désormais supérieure à 4 % aux États-Unis et à 2 % en zone euro. Depuis plusieurs mois, les économies occidentales enregistrent des taux d’inflation supérieurs au taux cible retenu par les banques centrales (2 %). Celles-ci ont décidé jusqu’à maintenant de ne pas surréagir en prenant en compte l’évolution des prix sur des périodes plus longues que dans le passé et les effets du rebond soudain de l’économie. La Réserve fédérale américaine a fait évoluer son analyse sur le sujet en admettant que la hausse des prix ne puisse plus être considérée comme totalement temporaire.

Augmentation brutale de la demande

L’inflation post-covid trouve ses origines dans la hausse des prix de l’énergie, des métaux, du bois, des semi-conducteurs et du transport. D’avril 2020 à janvier 2022, le prix du baril de Brent est passé de 17 à 90 dollars. Celui des métaux a plus que doublé sur la même période quand celui du bois doublait. Entre la mi-2020 et la mi-2021, les semi-conducteurs ont connu une multiplication de leur prix par trois. Ce prix est en net retrait depuis quelques mois tout en restant supérieur à celui d’avant-crise. L’indice du coût du fret maritime a été, de son côté, multiplié par six entre la fin 2020 et le milieu de l’année 2021 avant de redescendre légèrement. Celui du fret aérien a augmenté de 105 % depuis la fin de l’année 2019.

Cette envolée des prix est imputable à une augmentation brutale de la demande au moment même où l’économie mondiale sortait de plusieurs confinements qui ont désorganisé les chaînes d’approvisionnement. Dans un système avec des stocks faibles et reposant sur un éclatement des chaînes de valeur, le moindre grippage provoque des effets dominos dont le plus important est la pénurie. La stratégie de la Chine du « zéro covid » qui contraint les autorités à confiner épisodiquement des agglomérations crée des à-coups de production de la part de la première puissance industrielle mondiale.

Depuis plusieurs années, la demande était essentiellement tirée par les services. Avec les confinements, les consommateurs ont changé leurs habitudes en privilégiant les biens industriels (électroménager, bureautique, meubles, produits de construction).

Les ménages souhaitent améliorer leur logement et pouvoir télétravailler confortablement. Cette transformation a accentué le déséquilibre entre offre et demande et conduit à des hausses de prix. Avec le retour à la normale, ce déséquilibre devrait progressivement disparaître. L’inflation est également en partie spéculative. Les producteurs compensent leurs pertes des années 2020 et 2021 en raréfiant l’offre au moment où la demande explose.

Les goulots d’étranglement devraient s’estomper avec la diffusion de la vaccination et avec la montée en puissance de l’offre. Si la production pétrolière n’a pas encore retrouvé son niveau d’avant-crise, elle s’en rapproche. L’écart n’est plus que de 5 % quand il dépassait 10 % au second semestre 2021. La production de gaz en ce début d’année 2022 est en train de retrouver son niveau de 2019 à 3 400 millions de tonnes équivalent pétrole. Les prix de nombreuses matières premières (gaz naturel, minerai de fer, bois, semi-conducteurs, transport maritime) se sont retournés à la baisse. Les investissements sont en forte hausse de la part des industriels et des entreprises d’énergie pour répondre à la demande. L’entreprise de Taïwan TSMC a ainsi investi plus de 100 milliards de dollars pour produire des semiconducteurs, Intel a fait de même à hauteur de 30 milliards de dollars.

Vers une indexation des salaires ?

Avec la sortie des politiques monétaires et budgétaires exceptionnelles, la demande devrait s’assagir dans les prochains mois. La croissance est attendue en baisse, ce qui devrait atténuer les tensions sur l’offre et donc les tendances inflationnistes.

La pérennité de l’inflation dépend de son éventuelle transmission aux salaires. Pour le moment, les salaires augmentent avec retard et moins vite que les prix. Aux États-Unis, ils progressent deux fois moins vite que l’inflation sur les biens. En Europe, une hausse commence à se faire ressentir, mais elle reste mesurée par rapport à l’inflation. Logiquement, une forte indexation des salaires sur les prix est nécessaire au déclenchement d’une spirale prix-salaires.

Plusieurs arguments incitent à penser que l’inflation pourrait prendre ses quartiers et demeurer présente au sein de l’économie mondiale. La crise sanitaire a modifié les rapports de force entre salariés et employeurs. Les premiers désertent les emplois pénibles ou à horaires décalés, obligeant les employeurs à proposer de meilleures rémunérations.

Les aspirations des actifs ont changé avec l’épidémie. Le souhait de trouver des emplois proches de leur domicile, voire de changer de lieu de vie, amène une montée des démissions que ce soit aux États-Unis ou en Europe.

Le vieillissement de la population conduit naturellement à des pénuries de main-d’œuvre. La concurrence accrue sur le marché de l’emploi pousse à l’augmentation des salaires. Aux États-Unis, la moitié des entreprises peinent à recruter. En France, dans les secteurs de l’hébergement, de la restauration ou du bâtiment, 40 % des entreprises sont dans cette situation. La pandémie a changé le rapport au travail au point qu’aux États-Unis, deux à trois millions d’actifs n’ont pas repris le chemin du marché de l’emploi. Le taux de participation à l’emploi est de 80 % début 2022, contre 82 % avant la crise sanitaire. En revanche, ce phénomène n’est pas constaté au sein de la zone euro. La politique de soutien à l’économie qui a été différente de part et d’autre de l’Atlantique peut expliquer cette différence. Au sein de la zone euro, les gouvernements ont privilégié le maintien des emplois quand, aux États-Unis, le gouvernement a pris en charge les chômeurs. Dans le premier cas, les contrats de travail ont été sauvegardés quand, dans le second, ils ont été rompus.

Quoi qu’il en soit, moins d’actifs dans un contexte de forte reprise génèrent des tensions salariales et alimentent l’inflation. Si une indexation par rapport aux prix s’installait, l’inflation s’enkysterait au cœur de l’économie. Le vieillissement de la population induit des besoins importants en services à la personne qui sont les plus inflationnistes. Les dépenses de santé, de retraite, de dépendance ne peuvent qu’augmenter, obligeant à recruter des médecins, des infirmiers, des aides-soignants, etc.

La transition énergétique est par nature inflationniste. De manière quasi réglementaire, les entreprises, les ménages doivent passer des énergies fossiles à des énergies à zéro émission ayant un coût supérieur aux premières. Cette transition oblige les États à substituer des énergies renouvelables aux énergies carbonées, ce qui suppose la réalisation d’investissements coûteux et l’obsolescence d’équipements pas obligatoirement amortis. Par ailleurs, l’intermittence de la production électrique issue des énergies renouvelables nécessite des capacités de stockage ou l’existence d’équipements redondants, ce qui est source de hausse des prix. Les matériels nécessaires à la transition énergétique (éoliennes, hydrolyseurs, batteries électriques, réseaux électriques) utilisent des quantités importantes de métaux (cuivre et nickel, cobalt et lithium). Le prix du cobalt a été multiplié par deux en trois ans et celui du lithium par cinq.

L’inflation autoréalisatrice

Dans une interview au quotidien « Les Echos » du 26 janvier 2022, le directeur de l’INSEE, Jean-Luc Tavernier, a souligné que « plus on parle d’inflation, plus on risque d’alimenter la hausse des prix ». Si tous les acteurs anticipent la hausse des prix, celle-ci peut s’emballer. Pour le moment, tel n’est pas le cas, mais l’inflation de sujets sur l’inflation indique que cela pourrait advenir.

Les arguments en faveur d’une inflation transitoire (recul des prix des matières premières, faible indexation des salaires aux prix) cohabitent avec les arguments en faveur d’une inflation durable (redressement du pouvoir de négociation des salariés, transition énergétique, anticipation autoréalisatrice).

Pourrait être également ajouté l’effet inflationniste des potentielles relocalisations. Si la tentation d’un protectionnisme industriel existe au niveau des discours, dans les faits, celui-ci reste mesuré au vu de la progression des importations en provenance des pays émergents de la part des États-Unis ou de la zone euro.

Pour autant, il est trop tôt pour mesurer les conséquences de la potentielle restauration de la souveraineté industrielle prônée par de nombreux États. Les États-Unis et la zone euro ne sont pas égaux face à l’inflation. Aux États-Unis, un début de transmission aux salaires est constaté quand cette dernière demeure faible en Europe. La Réserve fédérale a plus de latitude d’actions que la Banque centrale européenne au niveau de sa politique monétaire du fait qu’elle agit pour le compte d’un seul pays, quand la seconde doit intégrer la situation des dix-neuf États membres. Si en Allemagne ou aux Pays-Bas, l’inflation est honnie, elle l’est moins en Europe du Sud. Les premiers craignent une dépréciation de la monnaie quand les seconds y voient la chance d’alléger le fardeau de la dette. Dans la définition de sa politique monétaire, la BCE est obligée de considérer les conséquences d’un relèvement des taux sur la stabilité de l’ensemble de la zone. Si une augmentation est susceptible de freiner les prix, elle renchérit le coût de la dette publique et pourrait poser un problème de solvabilité pour certains États. Le précédent de la crise grecque en 2011 hante les esprits, nul ne souhaitant que la crise sanitaire ne débouche sur une crise financière de grande ampleur. La BCE est conduite à agir avec beaucoup de prudence pour éviter une envolée des écarts de taux entre les États membres et le développement d’un sentiment de défiance à l’égard du sud de l’Europe.


Crédit Photo : Can Stock Photo – MichaelJayBerlin

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