David Goodhart : plaidoyer contre des élites « cognitives » et « monolithiques »

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Dans une série de chroniques, Brice Couturier rend compte d’un certain nombre de parutions comportant des attaques en règle contre la méritocratie. Ces livres ne sont pas parus en français, sauf un, celui de David Goodhart, La tête, la main et le cœur. Sous-titré La lutte pour la dignité et le statut social au XXIe siècle, cet ouvrage, paru aux éditions Les Arènes, apparaît comme le plus complet et, d’une certaine manière, le plus le plus radical. Pourquoi ? Parce que le journaliste et économiste britannique ne laisse rien de côté. En formant leurs élites au seul moyen de cursus universitaires généralistes, nos sociétés n’ont-elles pas engendré une hégémonie de « la Tête » au détriment de « la Main » et du « Cœur » ? C’est en tout cas la thèse que défend le journaliste britannique David Goodhart dans son dernier essai. Radical.

Une critique radicale fondée sur une enquête de terrain

Ni l’épineuse question de l’origine du caractère héréditaire du QI : est-ce une affaire de gènes ou d’environnement ? Ni les évolutions prévisibles du marché du travail : nos économies auront-elles des emplois qualifiés à fournir à tous ces diplômés, à l’heure de la robotisation et de l’intelligence artificielle ? Le type de connaissances prodigué dans nos universités est-il réellement utile à l’exercice des professions auxquelles les diplômes donnent l’accès ? Pourquoi la massification de l’enseignement supérieur a-t-elle coïncidé avec un ralentissement de la productivité ?

Et surtout, David Goodhart ne se contente par de réfléchir à partir des données fournies par la qualité impressionnante de ses lectures. Il interviewe des gens, il s’appuie sur les itinéraires de ses proches, il témoigne à partir de ses propres expériences, avec une honnêteté scrupuleuse. Il réfléchit près du terrain.

Le projet méritocratique dévoyé

Radicale, la critique de la méritocratie selon Goodhart l’est parce que le journaliste ne se contente pas de mettre en cause les dysfonctionnements du système, le fait que certains élèves de niveau moyen parviennent à intégrer les universités prestigieuses, grâce à l’argent et aux relations de leurs parents, anciens élèves eux-mêmes. Sa critique va au-delà de la mise en cause de « l’hubris méritocratique » des nouvelles élites du diplôme, décrite par Michael Sander, ou du manque de représentativité d’une élite politique, issue du petit monde des surdiplômés, comme Mark Bovens et Anchritt Wille.

David Goodhart interroge le choix de nos sociétés d’avoir, de manière récente et au nom d’excellentes intentions – la mobilité sociale — créé de toutes pièces une nouvelle classe dirigeante, la « classe cognitive ». Il attaque le caractère monolithique de cette nouvelle élite ; sa tendance à converger en masse vers les mêmes métropoles, à partager la même culture, les mêmes modes vie et les mêmes idées, asséchant les autres villes de nos pays des talents qui y étaient nés. 

Or, cette « classe cognitive unique », comme il l’appelle, est désormais recrutée à travers un seul canal de sélection, celui des études supérieures, alors qu’autrefois, par exemple, la classe ouvrière suscitait ses propres élites grâce à l’école du syndicalisme. 

Comme Goodhart l’écrit aussi, il y a des gens qui sont très doués pour passer les examens, sans que cela atteste nécessairement le fait d’une intelligence supérieure, ni surtout d’une capacité quelconque à diriger les autres…

« Elites », un terme dépassé par la réalité de l’accès à l’université ?

Il y a vingt ans, les prévisionnistes estimaient que la solution aux problèmes de la délocalisation passait par la généralisation de l’enseignement supérieur. David Goodhart est en désaccord. Pourquoi ?

D’une part, parce que plus en plus de diplômés occupent des postes ne nécessitant aucun diplôme. A quoi bon toutes ces longues années passées à étudier — le plus souvent, en s’endettant ?  D’autant que cette tendance est en voie d’accélération. Et, qu’en même temps, on manque de bons artisans et de soignants qualifiés. L’université pour tous a été un mythe. 

Mais aussi parce que vous ne pouvez pas produire, via l’université, une élite qui compterait 50 % de la population. C’est insultant pour les autres 50 % : tant que 15 % des personnes de votre classe d’âge accédaient à l’enseignement supérieur et que vous disposiez d’autres moyens éventuels de gravir les échelons de la hiérarchie sociale, c’était acceptable. Lorsqu’ils sont 50 % à partir pour Londres, Oxford, Cambridge, Bristol, ou Warwick, et que vous-même restez coincé dans votre petite ville, l’humiliation est insupportable. Vous vous sentez laissé-pour-compte. 

Et vous vous vengez en votant populiste…

Revaloriser les métiers de la « Main » et du « Cœur »

Revenant sur les thèses de son précédent livre, David Goodhart montre comment les valeurs de la classe cognitive – l’ouverture, l’autonomie, la réussite personnelle, l’innovation – ont été imposées à des majorités qui préfèrent l’attachement sentimental à la famille et à la communauté locale, la valorisation de ce qui est familier et sûr, les « collectifs stables », comme il dit. 

Son idéal politique serait une alliance entre une gauche qui s’attaquerait franchement aux inégalités de revenus et un conservatisme de tendance écologiste qui protégerait les communautés locales, empêcherait l’enlaidissement des paysages et des constructions, préserverait la stabilité sociale et entretiendrait la solidarité.  

David Goodhart plaide surtout pour que les métiers de la main et ceux du cœur — ou du care, comme on dit — contribuent à égalité avec les métiers de la tête à la direction des affaires. Il n’est pas juste que la finance, les cabinets d’avocats, ou de conseil – où l’on produit en définitive très peu de valeur, fournissent les emplois les mieux rémunérés du moment. La crise sanitaire actuelle a démontré que les métiers du soin à la personne, et ceux qui permettent la continuité des services essentiels à la collectivité, avaient une bien plus grande utilité sociale.


Crédits : France Culture

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