L’anarchisme selon Bertrand Russell

Bertrand Russell 1951 014
Bertrand Russell (1872 – 1970)

Bertrand Russell est considéré comme l’un des philosophes les plus importants du XXème siècle. Mathématicien, logicien, philosophe, épistémologue, homme politique et moraliste britannique, il défendait des idées libertaires. Au cours de la Première Guerre mondiale, Russell fut l’une des rares personnes à se livrer à des activités pacifistes actives. Il fit de la prison pour cet acte de résistance.

« L’anarchisme n’est pas, en ce sens, une doctrine nouvelle. Elle est admirablement exposée par Tchouang-Tseu, philosophe chinois qui vécut environ 300 ans avant Jésus-Christ :
Les chevaux ont des sabots pour les porter sur la neige et la glace ; un pelage qui les protège du vent et du froid. Ils mangent l’herbe et s’abreuvent d’eau, et ils gambadent par la campagne. Telle est la vraie nature des chevaux. Les demeures princières ne leur sont d’aucune utilité.

Un jour apparut Pô Lo, qui dit : « Je m’y connais en chevaux ».

Alors il les marqua au fer rouge, et les tondit, et tailla leurs sabots et leur mit un licou, les attachant par la tête et leur entravant les pieds et les alignant dans des écuries, avec pour résultat qu’il en mourut deux ou trois sur dix. Ensuite il les affama et les priva d’eau, les faisant trotter et galoper, les bouchonnant et les étrillant, avec, par-devant, le supplice de la bride à pompons, et par-derrière, la crainte du fouet noué, jusqu’à ce que plus de la moitié d’entre eux fussent morts.

Le potier dit : « Je fais ce que je veux de l’argile. Si je la veux ronde, je me sers d’un compas ; rectangulaire, je me sers d’une équerre. »

Le charpentier dit : « Je fais du bois ce que je veux. Si je le veux courbé, je me sers d’un arc ; droit, je me sers d’un cordeau. »

Mais de quel droit croyons-nous que par leur nature l’argile et le bois ont envie de cette application du compas et de l’équerre, de l’arc et du cordeau ? Néanmoins chaque génération loue Pô Lo pour son habileté à dresser les chevaux, et les potiers et les charpentiers pour leur dextérité avec l’argile et le bois. Ceux qui gouvernent l’empire commettent la même erreur.

Or, je considère le gouvernement de l’empire d’un point de vue tout à fait différent.

Les hommes possèdent certains instincts : tisser et se vêtir, labourer et se nourrir. Ceux-ci sont communs à l’humanité tout entière, et tout le monde est d’accord là-dessus. On appelle de tels instincts « dons du ciel ».

Donc, à l’époque où régnaient les instincts, la démarche des hommes était tranquille, leur regard assuré. Il n’y avait en ce temps-là point de chemin par-dessus les montagnes, ni de bateaux ni de ponts enjambant l’eau. Toutes choses étaient produites, chacune à sa propre fin. Les oiseaux et les bêtes se multipliaient ; on pouvait les conduire avec la main ; les arbres et les buissons croissaient ; on y grimpait pour épier le nid du corbeau. Car l’homme vivait alors avec les oiseaux et les bêtes, et la création tout entière était une. On ne faisait pas de distinction entre les hommes, bons ou mauvais. Tous étant également sans savoir aucun, ils ne pouvaient s’éloigner de la vertu. Tous étant également sans désirs mauvais, ils vivaient dans un état d’innocence naturelle, l’existence humaine parfaite.

Mais lorsque apparurent les Sages, faisant des croche-pieds aux gens avec leur notion de charité et les entravant de devoirs envers leur prochain, le doute se glissa dans le monde. Avec leurs pâmoisons musicales et leurs simagrées cérémonielles, l’empire se divisa pour sa perte. »


Bertrand Russell, Le monde qui pourrait être : Socialisme, anarchisme et anarcho-syndicalisme, Denoël, 1973.

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