Capitalisme : vers un grand épuisement ?

Le capitalisme est en crise. Cela fait un moment que le diagnostic est posé. Mais le dépassement du système tarde à venir. L’effondrement semble possible, mais peu probable. La révolution n’est plus à l’ordre du jour. Alors? Live and let die.

Il y a le scénario du grand soir, qui ne date pas d’hier. Des hordes de prolétaires défilent dans les rues et assiègent les lieux de pouvoir. Dans les entreprises, les ouvriers réquisitionnent l’outil de production et exproprient les patrons. Les plus chanceux rejoignent l’étranger ; les autres auront droit au goudron et aux plumes. Philippe Poutou et Nathalie Arthaud entrent dans un palais de l’Élysée désert, sur lequel flottera bientôt le drapeau rouge. Emmanuel Macron a fui à Baden-Baden. C’en est officiellement fini du capitalisme. La révolution fait tache d’huile. Très vite, la contestation s’empare des principales capitales européennes, puis au-delà. De l’autre côté de l’Atlantique, le Capitole est envahi sous les vivats de la foule par le Communist Party of the United States of America. Xi Jinping salue une avancée majeure dans l’émancipation des peuples. À Séoul, lors d’un émouvant discours, Kim Jong-Un en larmes annonce la réunification des deux Corées. Partout autour du globe, le peuple est en liesse ; l’humanité semble enfin réconciliée avec elle-même.

Cette hypothèse d’un « 1989 à l’envers » peut faire sourire. C’est oublier qu’elle a été ardemment souhaitée pendant une bonne partie du XXe par la crème de l’intelligentzia. Plus grave, certains y croient encore, ou feignent d’y croire encore.

Il y a le scénario du grand effondrement, du global systemic collapse. Le développement incontrôlé de l’industrie et ses conséquences écologiques, la surpopulation, les tensions sur l’énergie, les inégalités sociales, le dérèglement climatique, les pandémies… tout cela concoure par effet d’entraînement à un black-out total. Tout s’effondre ; le monde est à l’arrêt. Un confinement puissance mille. Deux sous-scénarios émergent alors. Soit ce monde se transforme en une dystopie à la Mad Max, traversée par l’ultraviolence et la lutte de chacun contre tous (et inversement). Soit au contraire cette désolation laisse vite la place à des mouvements d’entraide et de solidarité inédits, à un retour à la terre et aux choses « simples ».

La collapsologie a gagné en audience ces dernières années. Mais paradoxalement, l’arrivée de la COVID l’a légitimée et fragilisée. Malgré l’impact de la pandémie sur l’économie et nos modes de vie, le monde a su faire face. Il a rapidement retrouvé ses vieux réflexes. Ses vieux démons, diraient certains.

Moins spectaculaire qu’un grand effondrement et moins enthousiasmant qu’un grand soir

Ce scénario du grand effondrement n’est pas à écarter, mais il semble plus probable que nous assistions à l’avenir à de petits effondrements sociaux et écologiques. C’est la thèse de Jørégent Randers, coauteur du rapport Meadows[1], aujourd’hui âgé de 76 ans et professeur de stratégie climatique au sein de la BI Norwegian Business School d’Oslo, en Norvège. Pour Randers, « selon toute vraisemblance, les niveaux d’inégalité continueront d’augmenter, de même que les taux de chômage. Les gens deviendront de plus en plus mécontents à cause de l’imprévisibilité des événements météorologiques et de l’inaction de leurs gouvernements. Les services publics seront dépassés. Les politiques n’auront plus de majorité claire pour que leurs décisions fassent suffisamment consensus. Cela créera des tensions sociales très fortes qui, selon les situations, pourront donner lieu à des violences et à des affrontements ou à des processus plus pacifiques. On assistera à une chute du niveau de bien-être, mais le PIB continuera d’augmenter – car il représente la valeur totale de la richesse produite, même si celle-ci est déséquilibrée. »[2]

Et puis il y a un autre scénario qui n’est pas incompatible avec le précédent. Aujourd’hui, ce qui semble se dessiner – du moins en Occident —, c’est celui du grand épuisement. On parle de Big Quit ou de Great Resignation, ce mouvement massif de démission constaté au sortir de l’épisode de COVID. « Les gens ne veulent plus bosser », déplorent certains patrons. Il ne s’agit plus aujourd’hui de le déplorer, mais de le constater. Plus de conducteurs de bus, d’infirmières, de serveurs, de cuisiniers, d’ouvriers du BTP… Le travail n’est plus le centre de la vie des individus, et ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle en soi. Aujourd’hui, on s’étonne d’un autre phénomène : le Quiet quitting. Il s’agit de « démissions silencieuses », c’est-à-dire de faire ce que le poste requiert, mais rien de plus. Grève du zèle, freinage, retrait, apathie… Voilà les formes que revêt ce Quiet quitting… qui n’est guère une nouveauté dans certains secteurs d’activité.

Grand soir, grand effondrement, mais peut-être surtout grand épuisement. Voilà ce qui nous guette. Moins spectaculaire qu’un grand effondrement et moins enthousiasmant qu’un grand soir, le grand épuisement caractérise une économie qui ne s’écroule pas, qui ne bascule pas violemment vers autre chose, mais qui s’enchylose, se vide de ses forces vives, agonise. La question est de savoir jusqu’où.


[1] En 1972, le rapport Meadows alertait sur les risques écologiques et les limites de la croissance. Il prévoyait un effondrement à partir de 2020.

[2] Je ne peux que vous encourager à lire l’interview de Jørgen Randers dans Usbek & Rica.

Crédit Photo : Can Stock Photo / tiero

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