De l’art de capitaliser sa vie

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Photo de Vlada Karpovich provenant de Pexels

À l’ère du 2.2, les forêts sont décimées, des espèces animales disparaissent, le plastique étrangle nos océans… Mais pour survivre, il faut devenir un(e) influenceur (euse). Afin de comprendre pourquoi le cybermonde a phagocyté le réel, nous avons cherché des explications dans l’ouvrage Liaisons numériques, vers une nouvelle sociabilité ? d’Antonio Casili, professeur de sociologie à Télécom Paris et chercheur de l’Institut Interdisciplinaire de l’Innovation, unité mixte de recherche du Centre National de la Recherche Scientifique.

E-mail. E-réputation. E-vie. Tout ceci peut devenir e-monde. Donner l’e-llusion d’être quelqu’un. Mobiliser de façon e-nouï. Autrefois, les agriculteurs nous expliquaient le monde en nous faisant toucher et sentir la Terre. Désormais, c’est Internet qui nous mène à la baguette. Pour le meilleur et pour le pire. Dans son livre Liaisons numériques, vers une nouvelle sociabilité ?, paru en 2008 aux éditions du Seuil, Antonio Casili commence par définir la notion de « cyberespace ». « Le “cyberespace” est parmi les plus connus (et parmi les plus anciens) synonymes d’Internet. L’écrivain William Gibson, qui a forgé ce concept en 1984, l’imaginait comme une “grille de lumière” où se trouvaient toutes les données distillées des bases de tous les ordinateurs dans le système humain ». Il y détaille, sur 336 pages, la naissance d’Internet à aujourd’hui. Et son incidence sur la société.

Effets d’annonce

Naissance, faire-part, mais aussi l’annonce d’une mort. Tout ceci réunit plus de likes que votre dernier post sur la thèse d’un savant qui pourrait révolutionner notre monde. Évidemment, bon nombre de personnes en mal de notoriété s’en servent afin de faire augmenter le nombre de leurs « followers ». Surtout lorsque, haut placés dans la société, ils se rendent compte, assis de l’autre côté de l’écran, qu’ils sont moyennement appréciés. Alors, poster la photo d’un défunt avec la mention « je l’ai côtoyé » devient un cynisme ordinaire largement emprunté. « La visibilité de services de réseautage tel Facebook, des systèmes de partage des expériences et des opinions personnelles comme twitter (…) tout cela a désormais convaincu l’opinion publique mondiale du fait que les technologies numériques ne doivent leur succès qu’à l’envie de sociabilité et de contact de leurs usagers. C’est cette envie que nous nous devons d’étudier » poursuit Casili dans son ouvrage. Or parfois, la sociabilité outrancière du net, le « j’adore mes collègues ce sont tous des gens bien » nous semble bien spécieuse…

Bénéfices de la notoriété

Lorsque l’on se rend compte que le prix moyen d’un post sponsorisé sur Instagram est passé de 115 euros en 2014 à 1 400 euros en 2019, qu’il est possible de générer 26 millions de dollars pour ouvrir des cadeaux devant une caméra et de commenter chacun d’entre eux, on comprend mieux la raison pour laquelle blogueuses mode et certains commentateurs du néant (Youtubeurs) se jettent dans l’immense toile du Web. Nous laissant pantois devant la vacuité de leurs propos, du culte d’un certain corps, déformant sévèrement la vision du monde que pourraient avoir nos plus jeunes. « Nos sociétés exaltent le corps. Et tant d’un point de vue matériel que culturel, le corps est un objet social extrême — ment sensible aux mutations du contexte. Les frontières entre ce qu’il est admis et ce qu’il est interdit de faire avec son corps sont floues. Il en va de même pour les définitions du “normal”, du “beau”, du “sain” – autant de notions qui évoluent lorsque l’on change de latitudes. De petites transformations des équilibres économiques ou des croyances religieuses peuvent métamorphoser notre manière de vivre notre corps » explique Casili. Pour en revenir à une certaine idée de la générosité ostentatoire diffusée sur le Net, l’auteur le résume en une phrase simple : « On se rend bientôt compte que tout le mécanisme vise moins à faire plaisir à celui qui reçoit qu’à montrer la richesse de celui qui donne ».

Augmentation de l’entraide

Ceci étant, afin de rendre notre propos moins acerbe, il sera tout de même noté des effets positifs de la cybernotoriété. Lorsqu’elle permet une mobilisation intense pour une juste cause, il convient de souligner que des personnes appartenant à des univers différents peuvent se rejoindre autour d’une cause commune, ce que Casili détaille avec la notion d’idéaltypes. « Un idéaltype est une caractérisation d’un fait social ou d’un comportement humain défini par ses qualités intrinsèques. Chez le sociologue allemand Max Weber, il naissait de l’accentuation unilatérale d’un ou de plusieurs points de vue et [de] la synthèse de phénomènes individuels généralement diffus, discrets, plus ou moins présents et occasionnellement absents, qui sont aménagés selon ces mêmes points de vue, unilatéralement accentués, dans une construction analytique unifiée ». Force est de constater que le fait de partager un événement, d’utiliser un hashtag ou de publier un message de soutien peuvent être impactants même à l’échelle d’une petite communauté. Que les internautes se tournent de plus en plus vers les réseaux sociaux lors de situations d’urgence — personnes à la rue, violences conjugales, enfants placés abusivement, disparitions inquiétantes… (Depuis 2015, des séries noires de fléaux en tout genre ont ainsi donné lieu à des élans de solidarité sans précédent) et qu’à ce moment-là, un influenceur peut être un tremplin ultra efficace pour tendre la main. 

Réunir le monde réel et le cyberespace

« Si Internet est une technologie éminemment domestique, s’ensuit-il automatiquement que ses usagers sont en train de se replier de plus en plus sur eux-mêmes ? Emmurés dans leurs maisons, dans leurs chambres, sont-ils en train de délaisser leurs obligations citoyennes ? » demande Antonio Casili. Pire que cela : il donne la sensation d’être quelqu’un. Ce fameux « bonjour à toutes et à tous » qui fait ressentir à Corinne ou Hervé le sentiment d’être une star, même s’ils mangent des pâtes à la fin du mois. « Les thuriféraires du tout numérique d’aujourd’hui, explique la mathématicienne australienne Margaret Wertheim, décrivent leur domaine comme “un royaume idéalisé” “au — dessus” et “au-delà” de notre monde troublé. “Tout comme les chrétiens des origines, ils proposent un paradis ‘transcendant’ de radiance et de lumière » écrit Casili, avant d’ajouter que ‘les propos de Wertheim ajoutent à la discussion une ouverture vers la dimension politique de cette idéation. Le paradis numérique, tout comme celui des chrétiens, est une ‘arène utopique d’égalité, d’amitié et de vertu’’. Ainsi, si les vertus réelles et celles du monde virtuel se rejoignent, il serait possible d’y trouver son compte. Dans le livre de Casili, une formule résume cette pensée : Manuel Castells, l’auteur à qui l’on doit d’avoir popularisé la formule de ‘société en réseau’, est catégorique : Internet ‘ne remplace ni la sociabilité en face à face ni la participation sociale. Il s’y ajoute’.

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