Timothée Parrique : « On ne pourra pas passer à côté d’un changement complet des règles du jeu économique »

Timothée Parrique est chercheur en économie écologique à l’Université de Lund, en Suède. Il vient de publier Ralentir ou Périr (Seuil), sur l’économie de la décroissance. Timothée Parrique cherche déconstruire « l’une des plus grandes mythologies contemporaines »: la poursuite de la croissance. Interview.

Commençons cette interview par définir le concept phare de vos travaux. Pour vous, qu’est-ce que la décroissance ? Qu’est-ce qui la caractérise?

La décroissance est une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique. Imaginez une sorte de grand régime macroéconomique pour les pays à hauts revenus qui n’ont plus vraiment besoin de croître. Pour qu’elle soit efficace, il faut que cette réduction soit ciblée (sur ceux qui produisent et consomment le plus), sélective (pour affecter d’abord les biens et services les plus lourds écologiquement), et planifiée le plus démocratiquement possible afin de faire en sorte qu’elle se fasse dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être. Donc pour résumer : la décroissance est un grand ralentissement de l’économie avec quatre grandes caractéristiques : la soutenabilité écologique, la démocratie, la justice sociale, et le bien-être.

Il y a quelques années, le mot « décroissance » faisait sourire dans certains cercles économiques. Aujourd’hui, avec l’urgence climatique et de la montée des inégalités sociales, la décroissance s’impose comme une voie évidente. La croissance en effet détériore structurellement la planète. Le capitalisme vert et les technologies n’apparaissent pas comme des solutions viables. Comment analysez-vous ce changement dans la perception de l’idée de décroissance?

L’équipe de chercheurs au MIT nous avertissait déjà en 1972 sur l’insoutenabilité écologique des phénomènes de croissance exponentielle. Mais nous ne les avons pas écoutés. À la fin des années 1990, des personnes comme Dominique Méda, Florence Jany-Catrice et Jean Gadrey militent pour une économie de la « post-croissance ». Au début des années 2000, des penseurs du post-développement revendiquent la nécessité d’une « décroissance conviviale ». En 2015, Pablo Servigne et Raphaël Stevens inventent la « collapsologie », la science de l’effondrement. Tous ces penseurs visionnaires ont été également ignorés, et nous le réalisons doucement aujourd’hui : ce fut une erreur monumentale.

En pleine impasse sociale et écologique, enlisée dans une économie de croissance qui n’arrive plus à croître, les oreilles se tendent et les vestes se retournent.

Soudainement, plus personne ne croit en la « croissance verte », pourtant fervemment défendue pendant des décennies. Les esprits s’ouvrent timidement à ces idées pendant longtemps qualifiées de radicales. Mais la radicalité a changé de camp. Aujourd’hui, la palme de la radicalité revient à ceux qui croient que l’on peut continuer à produire à gogo tout en espérant suffisamment baisser nos empreintes écologiques. C’est tout simplement impossible. Réalisons au plus vite que nous avons cinquante ans de retard et acceptons l’idée qu’une véritable transition écologique ne se fera pas sans une transformation complète de notre système économique, et qu’un grand chantier de cette transition concerne la décroissance des pays les plus riches.  

Il y a d’un côté l’idée de plus en plus évidente qu’il nous faut se libérer du culte de la croissance et du PIB et de l’autre l’inertie des grands acteurs politiques et économiques pour lesquels le discours en faveur de la décroissance est simplement inaudible. Comment penser cette tension entre une idée dont le temps semble venu et l’état des forces en présence qui, par peur ou par intérêt, rejettent cette idée?

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Le discours en faveur de la décroissance est aussi inaudible que l’était celui sur le réchauffement climatique à ses débuts. D’où l’importance des activistes qui bloquent les routes, salissent les tableaux, dégonflent les SUVs de luxe, interrompent des conseils d’administration, et se gluent aux portes des banques. Ces actions symboliques sont des électrochocs nécessaires pour réveiller le débat public. Il faut ensuite poursuivre avec une pédagogie sans relâche pour expliquer les connaissances scientifiques disponibles, par exemple les liens entre croissance économique et pressions environnementales (non le faible découplage observé dans une poignée de pays développés ne suffira pas pour concilier croissance économique et soutenabilité écologique).

Les propriétaires d’esclaves n’ont pas aboli l’esclavage et il serait naïf d’attendre de la minorité possédante qui bénéficie aujourd’hui de ce grand saccage écologique d’organiser la perte de leur privilège (je pense notamment aux superprofits des vendeurs d’énergies fossiles). Non, comme toujours, il va falloir lutter pour leur ôter le pouvoir qu’ils ont aujourd’hui de sacrifier l’habitabilité de la planète à des fins d’enrichissement individuel. En ce sens, la justice climatique est une lutte comme les autres, à la différence peut-être que, si cette lutte échoue, c’est la société même qui s’effondrera.

La décroissance n’est pas la récession, comme vous aimez le rappeler. La récession est un accident économique alors que la décroissance se planifie. Concrètement, des pans entiers de l’économie sont voués à disparaître. Comment accompagner les entreprises et les personnes dans le grand bouleversement de cette planification?

Question compliquée. Commençons par protéger ceux qui sont le plus vulnérables. Une garantie nationale de l’emploi, un revenu minimum garanti, et une dotation inconditionnelle d’autonomie permettraient de se débarrasser de la hantise du chômage pendant une période difficile de décroissance.

Il faut aussi repenser la manière dont on finance les services publics pour sécuriser le pouvoir d’agir de l’état sans qu’il soit dépendant des aléas du secteur marchand

Il va falloir se poser des questions politiquement épineuses sur la redistribution des revenus et des richesses, une question déjà compliquée en temps de croissance, mais encore plus en temps de décroissance. Il faudra sûrement revenir en arrière sur des décennies de privatisation, et reconstruire un tissu productif plus résilient basé sur des entreprises publiques, des coopératives sociales et solidaires, et un écosystème de communs.

On ne pourra pas passer à côté d’un changement complet des règles du jeu économique : contrôle des prix pour les biens et services essentiels, à commencer par l’immobilier et la santé, interdiction d’une grande partie de la publicité, production sous contrainte écologique (e.g., quotas carbone, taxation progressive de l’usage des ressources), régulation des marchés financiers, etc. Il ne faut pas utiliser le mot « planification » à la légère ; si nous voulons réellement inventer un autre système économique, il va falloir passer toutes nos institutions au crible de la soutenabilité écologique et du bien-être.  

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