L’éclatement des classes moyennes, une menace pour la démocratie ?

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© Can Stock Photo / BackyardProduct

« No bourgeoisie, no democracy » : telle est la célèbre formule forgée par le sociologue américain Barrington Moore (1913-2005) pour résumer la théorie qui sous-tendait sa philosophie politique : une classe moyenne indépendante et puissante est garante de la démocratie. Qu’en est-il aujourd’hui ?

A l’issue d’une étude comparative sur le processus de modernisation en France, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, au Japon et en Russie, et sur les origines de la dictature et de la démocratie, le sociologue américain Barrington Moore, quelque peu oublié aujourd’hui, était parvenu à cette conclusion : sans une classe moyenne puissante et indépendante de l’Etat, la démocratie ne tient pas. C’est ce qui expliquait selon lui l’échec de la révolution de février en 1917 en Russie. 

Les démocraties ont connu des crises d’une gravité variable entre les deux guerres mondiales, notamment parce que leurs classes moyennes ont été ruinées par les crises et l’inflation. 

Les trois décennies qui ont suivi la fin de la Deuxième Guerre mondiale ont été marquées, dans nos démocraties, par le phénomène de la « moyennisation » : une convergence vers la classe moyenne de toutes les autres catégories sociales, en particulier de la classe ouvrière. 

Mais ce phénomène s’est enrayé. Il y a une dizaine d’années, Jean-Marc Vittori a parlé d’un « effet sablier » pour décrire l’écartèlement subi par ces fameuses classes moyennes, dont une partie a vu ses revenus s’accroître, tandis qu’une autre subissait un déclassement douloureux. 

Une classe moyenne divisée

Le géographe américain Joel Kotkin vient de proposer une nouvelle théorie pour expliquer le lien entre crise des classes moyennes et crise de la démocratie. En réalité, écrit-il, il n’y a pas une seule classe moyenne, une seule bourgeoisie (en anglais, on se sert du même mot : middle class), mais deux. Et leurs chemins respectifs se sont écartés, ces dernières décennies sans qu’on y ait pris suffisamment garde. 

Et pour désigner ces deux classes, Kotkin utilise à dessein des expressions assez anciennes : d’un côté, la yeomanry, de l’autre, la clerisy. Ou, pour résumer sa pensée, les classes moyennes traditionnelles indépendantes (commerçants, artisans, cultivateurs, petits entrepreneurs, etc.) et les clercs (les cadres et professions intellectuelles). 

L’activité des premiers dépend très largement du marché. Et ils ont vu leurs revenus se dégrader inexorablement. Les seconds opèrent largement en dehors des contraintes de marché, soit qu’ils dépendent directement ou indirectement des dépenses publiques, soit qu’ils se soient mis au service des nouveaux secteurs quasi monopolistiques de l’économie numérique. 

Un fossé de plus en plus grand entre yeomen et nouveaux clercs

Mais, comme le clergé d’autrefois, nos nouveaux clercs exercent la fonction de légitimation du système et ils en assurent la direction intellectuelle et morale. Ils contrôlent notamment les médias et le système éducatif. Ils sont spontanément portés au contrôle et à la régulation, puisque c’est eux qui sont chargés de l’édiction et du contrôle des normes. 

Au contraire, les classes moyennes traditionnelles sont gênées dans leurs activités par l’accumulation de ces normes et pestent contre les bureaucraties qui entravent leur activité. 

Or, la transition énergétique, pilotée par les clercs, avec le soutien de la super élite des high-tech qui y a investi, va heurter de plein fouet ces classes moyennes traditionnelles, car leurs activités dépendent des sources d’énergie abondantes et bon marché que leur ont longtemps procurées les énergies fossiles polluantes. 

Pour Kotkin, la récente poussée des conservateurs aux élections canadiennes, dont le parti a devancé les libéraux de Justin Trudeau en voix, mais non en sièges, l’an dernier, est précisément due à une opposition montante aux programmes du type « Green New Deal », devenu le cheval de bataille de la gauche du Parti démocrate américain. 

Même diagnostic sur la victoire écrasante des conservateurs en Grande-Bretagne. C’est la revanche des classes moyennes traditionnelles, celle des petites villes contre Londres, la capitale élitiste et progressiste. Les électeurs de BoJo sont majoritairement des gens qui sont propriétaires de leur maison.  Des « yeomen ». 

… avec des conséquences sur le fonctionnement démocratique ?

Mais si l’on suit bien Joel Kotkin, ces mouvements d’humeur ne peuvent pas demeurer longtemps majoritaires sur le plan électoral : la yeomanry est sur le déclin, admet-il. Non seulement quant au partage des revenus, mais sur le plan numérique. La concentration de la propriété entre des mains de moins en nombreuses mine le socle sur lequel étaient assises ces classes moyennes traditionnelles. C’est particulièrement évident dans le domaine agricole, où les petits paysans, étranglés, sont de plus en plus nombreux à jeter l’éponge. 

De son côté, la classe des clercs est, au contraire, est en expansion et améliore sans cesse sa part du gâteau. Plus la sphère publique s’étend, plus s’accroît le nombre des clercs. Le cas de la médecine est exemplaire. Autrefois relevant des professions libérales, les professions de santé dépendent de plus en plus des politiques publiques. 

Or, pour Kotkin, cette évolution est dangereuse pour la démocratie. A ses yeux, ce régime, depuis les cités grecques jusqu’à notre modernité, a toujours reposé sur une classe prépondérante de petits propriétaires, indépendants des grandes institutions, qu’elles soient publiques ou privées. De nos jours, cette indépendance idéale ne concerne plus qu’une minorité de nos fameuses « classes moyennes ». 

La cléricature l’emporte. Doit-on redouter qu’elle impose une forme de despotisme éclairé, au nom de ses compétences supposées supérieures ? 


Crédits : France Culture

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