L’urgence du long terme

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Crédit : Markus Spiske – Pexels

« Il faut cesser de sacrifier l’essentiel à l’urgence, car l’essentiel est devenu urgent ». En cette rentrée, l’avertissement qu’Edgar Morin a inscrit en exergue de notre livre-manifeste, Alarme, citoyens ! Sinon, aux larmes, est à prendre à la lettre.

Les contraintes du long terme, négligées depuis l’ère Thatcher-Reagan, sont désormais là et s’imposent au quotidien. L’urgence, c’est de sortir du scénario qui se déroule actuellement, avec quatre composantes en interactions. Primo, les géants américains et chinois du numérique dominent de plus en plus l’économie mondiale, s’implantent dans tous les secteurs classiques et accroissent leur contrôle sur chacun d’entre nous. Cette emprise commerciale va-t-elle se muer en asservissement politique ? Secondo, tandis que le crime organisé se renforce par le numérique, des régimes autoritaires suivent l’exemple chinois et deviennent des dictatures digitales. Tertio, les entreprises classiques restent le plus souvent peu capables de se réinventer pour survivre. Le retail apocalypse, qui décime la grande distribution, va s’étendre à tous les secteurs. Cette débâcle commencée des grandes entreprises classiques mine l’Europe. Nous sommes privés de souveraineté numérique et menacés dans notre autonomie économique et politique. Quarto, les contraintes de long terme, niées par les Bolsonaro et les Trump, sanctionnent nos procrastinations par des catastrophes climatiques, technologiques, sociales, humaines, des conflits en tout genre.

Le pire n’est pas encore inéluctable. Nous devons pour cela inverser au moins deux tendances qui nous emprisonnent depuis que les néo-libéraux ont fait main basse non seulement sur l’économie occidentale, mais sur les esprits de la majorité des dirigeants et experts. D’une part, un modèle d’organisation pyramidale, autoritaire, s’est imposé aussi bien dans les entreprises, les administrations que dans les Etats, démocraties pratiquant peu l’écoute ou régimes quasi dictatoriaux. D’autre part, le modèle néolibéral, confondant économie et finance, a conduit les administrations — jusqu’aux hôpitaux — à gérer leurs comptes plutôt que le Bien commun qui justifie leur existence.

Nous vivons dans un système en changement constant et devons, pour survivre, déceler des mutations brutales, imprévues et réagir ; cela implique une écoute constante, une combinaison de points de vue différents, même contradictoires qui, chacun, ne peuvent à eux seuls, représenter la réalité de nos problèmes, mais qui, rapprochés, nous en fournissent une approximation opérationnelle.

Ces deux errements sont aujourd’hui littéralement insupportables, car nous sommes entrés dans le temps de la complexité, excellemment analysé par Mauro Ceruti, le « frère italien » d’Edgar Morin (Il tempo della complessita. Raffaello Cortina Editore, 2018). Or, la complexité ne se gouverne pas du haut des pyramides. Nous vivons dans un système en changement constant et devons, pour survivre, déceler des mutations brutales, imprévues et réagir ; cela implique une écoute constante, une combinaison de points de vue différents, même contradictoires qui, chacun, ne peuvent à eux seuls, représenter la réalité de nos problèmes, mais qui, rapprochés, nous en fournissent une approximation opérationnelle. L’écoute des autres et le respect des différences deviennent donc indispensables. Laurent Bibard expliquait récemment à l’IHEST (Institut des hautes études scientifiques et techniques) que la complexité est incompatible avec des directions prétendant tout savoir et décider seules. Cela vaut pour les entreprises de toutes tailles comme pour les Etats. Les régimes autoritaires ne sont donc plus viables dans le long terme, ce qui signifie que leur actuelle prolifération est porteuse de désastres en tous genres. Le flou qui persiste sur le dernier accident nucléaire russe nous rappelle que les risques technologiques sont aggravés par l’absence de liberté d’information.

Changeons de modèles mentaux et d’attitude

Comprenons la complexité et tirons-en des conclusions opérationnelles. Edgar Morin résume bien cela : penser complexe est l’antichambre d’une solidarité ne résultant pas nécessairement de bons sentiments, mais de la perception de notre interdépendance avec d’autres acteurs. Nous ne pouvons à terme réussir qu’en réseaux d’alliés et non contre tous. Cela justifie la performance globale prônée au CJD.

Comprenons aussi que l’économie réelle ne se réduit pas à la finance et aux fluctuations de la Bourse à chaque nanoseconde. Le développement économique, des entreprises comme des territoires, exige des visions et des ambitions de long terme. La majorité des entreprises entre en déclin parce que la doctrine ultralibérale les a conduites à ne gérer que le profit immédiat de quelques actionnaires. Elles ne peuvent innover, faute de réunir assez d’intelligence collective : celle-ci est dégradée par leur management néo-taylorien méprisant et leurs relations hostiles avec les fournisseurs. C’est l’illustration a contrario de l’obligation du gagner ensemble pour durer. Dans le même esprit, nous avons construit un espace financier, une Europe des affaires et non une Europe des citoyens.

Ce sont des atouts pour une Renaissance qui ferait de nous le continent phare de l’innovation, comme ce fut le cas il y a cinq siècles à l’apogée de la république vénitienne.

Ayons le courage de reconnaître que nous avons ramé dans le mauvais sens et changeons de cap, quitte à déplaire à de puissants acteurs. Renouons avec les valeurs de l’Europe des Lumières, valorisons le fait que nous habitons le continent qui a la plus grande diversité culturelle, la plus forte liberté de pensée, facteurs indispensables à la créativité. Ce sont des atouts pour une Renaissance qui ferait de nous le continent phare de l’innovation, comme ce fut le cas il y a cinq siècles à l’apogée de la république vénitienne.

… pour prendre des décisions en rupture

Les déclarations d’intention ne suffisent plus. Plusieurs mesures s’imposent, que nous avons détaillées dans Alarmes, citoyens ! Sinon, aux larmes[1]. Il ne sert à rien de proclamer que l’intelligence artificielle doit être éthique tant que nous restons incapables d’imposer le respect de nos valeurs à nos adversaires. Pour construire notre souveraineté numérique, indispensable à notre souveraineté tout court, nous devons aider nos PME et ETI innovantes à croître au lieu de se faire étouffer par nos vieux grands groupes jaloux ou absorber par nos concurrents. D’autant que c’est la croissance des PME qui crée l’emploi. Faciliter l’accès des start-up françaises au capital-risque, comme on l’annonce à Paris, et constituer, comme certains le proposent à Bruxelles, un grand fond européen de financement seraientt insuffisant. Les annonces faites le 12 septembre par notre ministre de l’Economie restent conservatrices (« sanctuarisation » du Crédit Impôt Recherche qui profite surtout aux gros, y compris à nos concurrents étrangers), trop financières et pas assez industrielles.

— Ouvrons réellement les marchés publics à nos innovateurs, ainsi que le demandait le rapport Villani, en simplifiant des procédures inutilement compliquées. Exploitons pour cela l’analyse de la valeur, méthode participative, donc boudée par nos élites. Allons plus loin, réservons une fraction importante des marchés publics aux PME et ETI indépendantes. Nous n’aurons que 66 ans de retard sur le Small Business Act américain… Mais cela se heurte à la jalousie de grandes entreprises destructrices d’emplois, mais politiquement influentes. Préférons-nous couler tous ensemble ?

— Que l’Etat et les régions, en cette période de pénurie, consacrent leurs aides aux entreprises à capital patient et respectueuses de leurs parties prenantes internes (management humain) et externes, n’abusant pas de leurs fournisseurs.

— Que l’Etat et les régions, premiers employeurs de France, donnent l’exemple en pratiquant un management par l’écoute et en respectant leurs partenaires, maximisant ainsi leurs intelligences collectives internes et externes.

— Que l’Etat et les régions favorisent davantage la démocratie participative et redécouvrent la démocratie contributive ! Atout essentiel et motif d’optimisme, 15 à 20 millions de citoyens agissent bénévolement pour le Bien commun en France, au travers d’associations, comme l’a confirmé l’étude Ifop-France Bénévolat-Crédit Mutuel de mai dernier. Cette citoyenneté active est à développer partout. Valorisons la démocratie contributive, en train de prendre le relais d’autres pans, quelque peu malades, de la démocratie.

— Notre Education est à revoir. Qu’elle cesse de cloisonner les disciplines, les enseignants, les élèves, les esprits. Qu’elle devienne l’école de la pensée complexe, du gagner ensemble, formant de futurs citoyens libres, solidaires, tolérants, mais dotés d’un fort esprit critique. Une telle révolution ne s’impose pas, plus que jamais, on ne change pas la société par décret, comme l’écrivait déjà Michel Crozier en 1979… Mais toutes les initiatives d’enseignants allant dans ce sens doivent être protégées et encouragées.

Notre Renaissance reste encore à portée de volonté.

Programme idéaliste, crieront les myopes égoïstes. La crise italienne nous montre que la France non plus n’est pas à l’abri d’une dérive néo-fasciste. Comme tout pays où les souffrances sociales et le sentiment d’être incompris, non écoutés, incitent à chercher un homme providentiel et ses solutions radicales. Voulons-nous continuer à glisser vers l’abyme ? Notre Renaissance reste encore à portée de volonté.

André-Yves Portnoff et Hervé Sérieyx

Auteurs de Alarme, citoyens ! Sinon, aux larmes.

Manifeste pour une France vénitienne. EMS, mai 2019.


[1] Alarme, citoyens ! Sinon aux larmes ! Manifeste pour une France vénitienne. André-Yves Portnoff, Hervé Sérieyx. Préface de Jérôme Lefèvre. Exergue d’Edgar Morin. EMS ; 2019.

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