Au-delà des hommages, les conseils d’Axel Kahn et Edgar Morin doivent être suivis

Capture 4
Axel Kahn – Crédit : Claude Truong-Ngoc – Edgar Morin (Wikimédia commons)

Rarement une telle avalanche de discours, d’articles, d’émissions sur les ondes, les réseaux a salué aussi bien la si digne mort d’Axel Khan que les cent ans, le siècle d’Edgar Morin ! Mais il y a un « mais » : pour un sage, le seul hommage qui vaille est que ses messages soient entendus, compris et appliqués. Or, rien n’a encore changé !

Moins de trois mois avant qu’à Wuhan, la Covid ne soit découverte et vite masquée par un pouvoir totalitaire, nous reproduisions ici l’avertissement qu’Edgar Morin avait placé en exergue du livre écrit avec Hervé Sérieyx : « Il faut cesser de sacrifier l’essentiel à l’urgence, car l’essentiel est devenu urgent ». Avertissement à prendre à la lettre, ajoutions-nous. Car « les contraintes du long terme, négligées depuis l’ère Thatcher-Reagan, sont désormais là et s’imposent au quotidien ». En effet, ces contraintes « niées par les Bolsonaro et les Trump, sanctionnent nos procrastinations par des catastrophes climatiques, technologiques, sociales, humaines, des conflits en tout genre ». Une catastrophe globale justement couvait. Depuis, elle nous accable, de vague en vague de contaminations mortifères. Elle est aggravée par la dispersion des actions et les négationnismes de naïfs aveugles trompés par des politiciens criminels.

La République reconnaissante

Six jours après l’hommage rendu à l’Unesco au penseur de la complexité, le 8 juillet dernier, devant cent personnalités, Emmanuel Macron saluait, par un discours élogieux et même chaleureux, Edgar Nahoum devenu Morin dans les rangs de la France libre. Le président concluait : « La République française vous exprime sa reconnaissance et son amitié. »

Un beau discours, méritant d’être relu. Mais osons affirmer qu’Edgar serait bien plus heureux et rassuré si le Président avait ajouté : « Nous avons écouté et entendu vos messages. Vous avez écrit que les dirigeants du monde ne voient pas la réalité des problèmes, parce que la pensée disjonctive, qui leur a été inculquée à l’Ecole, leur fait découper en rondelles ces problèmes. Or, ceux-ci étant des systèmes complexes, l’on doit les percevoir globalement en recherchant les interactions, les interdépendances entre facteurs et acteurs. Vous avez écrit qu’à cause de cette incapacité à penser la complexité, les politiques trop souvent laissent le soin à des conseillers de prendre des décisions prétendument techniques. Et vous avez ajouté que ces experts sont fréquemment proches d’intérêts privés se moquant du bien commun. La crise actuelle nous le démontre. »

L’Ecole fait la Société qui fait l’Ecole !

« A présent, nous vous avons entendu. Nous allons inciter les différentes administrations, les différents spécialistes à collaborer réellement entre eux. Comme vous le réclamez depuis des décennies, nous allons demander aux enseignants de réformer l’Ecole. Vous nous avez expliqué que l’Ecole fait la Société qui fait l’Ecole ! Tous ensemble, pour la République, nous construirons une Ecole de la pensée complexe et du travailler ensemble. Vous nous avez signalé une conséquence catastrophique du cloisonnement des enseignements. L’Ecole, de la maternelle au supérieur, ne montre pas les liens nécessaires entre les différentes disciplines. Elle explique séparément l’anatomie, la neurologie, la psychologie, la sociologie, l’économie, mais pas ce que sont un être humain, une société d’hommes. Elle ne signale pas, non plus, la relativité, l’imperfection de nos connaissances toujours inachevées. On peut donc sortir des Ecoles de la République et devenir un fanatique prêt à tuer des hommes, en raison de leurs croyances, parce qu’on ne reconnaît pas en eux d’autres êtres humains. Et que l’on n’a pas été formé à la tolérance et au respect des différences. »

Naturellement, rappelle le philosophe italien Piero Dominici, qui à Perugia diffuse la pensée complexe, on parle tout le temps de pluridisciplinarité, d’interdisciplinarité, mais on en reste au stade des discours et la réforme de l’Ecole ne progresse nulle part. Il y a juste un an, dans une lettre ouverte au Président, Hervé Sérieyx et moi avions recommandé notamment cette réforme.

Axel Kahn et la bisouthérapie

Quand des dirigeants politiques auront-ils la clairvoyance et le courage de passer aux actes ? Ceux-là seront reconnus par l’Histoire comme de vrais hommes d’Etat.

Comprenons, enfin, la complexité ! Dans nos actes. Pas que dans les discours de salon. Tirons-en les conséquences opérationnelles.

Edgar Morin explique que la pensée complexe est l’antichambre d’une solidarité ne résultant pas nécessairement de bons sentiments, mais de la perception de nos interdépendances.

A terme, nous ne pouvons réussir qu’en réseaux d’alliés et non chacun jouant contre les autres. L’économiste Thomas Philippon, qui a été quelques mois, à Bercy, le conseiller du ministre Emmanuel Macron, a montré que le manque de compétitivité des entreprises françaises résulte de la médiocrité de nos relations humaines.

Cela est vrai dans tous les métiers et l’un des plus beaux messages que nous laisse Axel Kahn est celui-là : l’efficacité dépend moins de la technique que de la qualité des liens humains. Le 16 novembre 2016, à la Fondation Cognac-Jay, il expliquait que l’ordinateur remplacerait certainement le médecin pour bien des diagnostics, mais pas pour l’essentiel la bisouthérapie ! C’est-à-dire la construction d’une relation de confiance entre soignant et patient. En effet, des études ont prouvé le rôle de l’empathie dans les guérisons. L’empathie constitue la première qualité du médecin !  Dans tous les métiers, toutes les fonctions, elle est un facteur déterminant. Dans la Société de l’immatériel, les propriétés, la valeur d’un système résultent d’abord de la qualité des interactions entre ses composants, entre des hommes dans le cas d’un groupe humain.

Une leçon du confinement, constate le philosophe Nicolas Grimaldi, c’est « que l’on n’est pas soi à soi tout seul ». Car « jamais nous n’avons autant éprouvé combien nous dépendions les uns des autres, et combien leur dévouement, leurs compétences, leurs sacrifices, leur abnégation sont nécessaires à notre vie. » « Nous ne nous suffisons pas. Il n’y a pas d’homme qui puisse se sentir vivre en ne vivant que pour soi ». Nous sommes tous solidaires de fait, qu’on le veuille ou non. Attendrons-nous la prochaine catastrophe pour faire passer ce constat ou nous déciderons-nous à entendre Edgar Morin et à enseigner cette pensée complexe qui est l’école de la solidarité ?

Partager cet article