Gérald Bronner : « Il faut adopter des mesures minimales d’hygiène mentale » (1/2)

BRONNER
Gérald Bronner au CJD

Dans le cadre de ses réflexions sur l’avenir de la démocratie, le Centre des Jeunes Dirigeants d’entreprise (CJD) a souhaité mettre la focale sur le traitement de l’information par les médias. C’est tout naturellement que l’association patronale a accueilli Gérald Bronner, auteur de la Démocratie des crédules (PUF) et plus récemment de Déchéance de rationalité (Grasset). L’occasion de revenir sur la manière de s’orienter sur le marché dérégulé de l’information et d’insister sur l’importance de mener le combat rationaliste.

Comment réagir face aux fake news qui inondent les réseaux sociaux ? Comment apprécier la qualité d’une information qui circule ?

Gérald Bronner : Il faut adopter des mesures minimales d’hygiène mentale. En premier lieu, il importe de ne pas diffuser une nouvelle dont on n’est pas absolument sûr qu’elle soit vraie. Il faut se poser préalablement la question suivante : « pourquoi ai-je envie que ce soit vrai ? » Une expression populaire dit : « Dans le doute, abstiens-toi ! ». Ensuite, si je veux creuser la question et me forger un point de vue sur la question, il faut aller sur des sites solides : celui des Académies des sciences, de Pharmacie, des Technologies… On peut aussi se rendre sur les sites de l’Association Française pour l’Information Scientifique (AFIS), Hoaxbuster et Conspiracy Watch. Bien sûr, la liste n’est pas exhaustive. Nous n’avons pas d’autre choix que de faire confiance à certains sites.

Contrebalancer notre émotion première par l’exercice de la raison…

G.B. : Il faut veiller à ce que notre émotion ne contamine pas notre capacité à raisonner, notamment via le biais de confirmation qui consiste à privilégier les informations confirmant nos idées préconçues ou nos hypothèses. L’émotion précède souvent le raisonnement. Mais cette émotion ne vient pas de nulle part : elle est le fruit d’un récit et de stéréotypes (élite/peuple, riches/pauvres, etc.). Nous pouvons être dupes de ce type de récit. Et puis il y a des affirmations dont on n’ose pas douter. Si on vous dit qu’il y a 75 000 enfants qui meurent chaque jour pour telle raison, on ne vérifie pas spontanément l’information, on baisse la tête… Mais si finalement on décide d’interroger cette affirmation, notamment en ayant recours à des éléments statistiques, on se rend très vite compte que celle-ci ne tient pas. Face à cela, l’objectif pour chacun d’entre nous est de faire sa déclaration d’indépendance mentale. C’est une utopie ; on n’y arrive jamais complètement. Mais l’important, c’est de s’efforcer d’atteindre cet idéal.

Il y a la fake news – la contre-vérité, le mensonge — et l’information orientée, non pas fausse, mais abordée sous un prisme idéologique. « Les faits n’existent pas ; seules existent les interprétations », écrivait Nietzsche. Après tout, comment un journaliste peut-il ne pas interpréter ? La neutralité de la présentation de l’information n’est-elle finalement qu’un mirage et l’objectivité qu’un leurre ?

G.B. : La neutralité absolue est en effet impossible. Nous baignons dans des représentations culturelles. Max Weber a forgé le concept de neutralité axiologique, la liberté par rapport aux valeurs. Bien entendu, j’ai des valeurs, mais je vais utiliser des processus intellectuels qui vont me permettre temporairement de m’en émanciper. Le journaliste ne traite jamais l’information de façon neutre, mais le fait de préciser l’endroit d’où il s’exprime idéologiquement ne suffit pas à l’exonérer de sa responsabilité. Certains en effet, en se déclarant d’extrême gauche, s’estiment lavés de toutes responsabilités intellectuelles. Le journalisme, comme la science, est une méthode, toujours approximative. Elle consiste en premier lieu à présenter les faits en les pensant correctement, c’est-à-dire sans tomber dans des erreurs de raisonnement statistique, erreurs aujourd’hui courantes. Ensuite, il faut s’attacher à l’honnêteté intellectuelle de l’éditorialisation. Tout journaliste a le droit d’avoir un point de vue, mais celui-ci ne doit pas sélectionner les faits qui vont dans son sens et passer les autres sous silence. C’est ce qu’on appelle faire du « cherry picking »[1]. Par exemple, quand Eric Zemmour dit que les terroristes du Bataclan sont courageux, ce n’est pas faux… mais stupide. Oui, c’est peut-être courageux d’aller au-devant de la mort, mais entre toutes les caractéristiques psychologiques qui pouvaient être mises en avant dans le temps de réponse très court que nous offre le temps médiatique, fallait-il réellement que le polémiste mette cette caractéristique en avant ? Il y a des vérités qui sont comme des mensonges.

La polémique est un bon moyen d’attirer de l’attention…

G.B. : Dans l’économie de l’attention, la polémique est un bon produit. Notre cerveau est fait pour détecter la polémique, la violence, les rapports agonistiques, le danger. Quand dans une soirée, vous élevez le niveau de votre voix tout en étant menaçant, tout le monde s’arrête de parler. Cela capte notre attention.

Si on laisse faire la logique du marché, cela va engendrer un dévoilement des aspects les plus primaires de notre cerveau.

La question aujourd’hui réside dans le fait de savoir comment libérer le marché de l’information — qui est un bien public — des réalités de l’économie sauvage de l’attention. Si on laisse faire la logique du marché, cela va engendrer un dévoilement des aspects les plus primaires de notre cerveau. Tout en étant attentif aux libertés fondamentales et à la liberté d’expression, je pense qu’il faut une régulation. Cela nécessite des décisions politiques. Face à ces menaces qui pèsent sur le marché de l’information, il faut une révolution pédagogique. Il se passe des choses, mais il y a une déperdition énergétique. Tout le monde agit dans son coin. Les grands opérateurs du net comme Facebook sont impactés et veulent faire des choses.


[1] Le cherry picking (« la cueillette de cerises ») ou picorage consiste « à signaler des faits ou données qui soutiennent son opinion, tout en ignorant tous les cas qui contredisent cette position. Ce raisonnement fallacieux, pas forcément intentionnel, est un exemple typique de biais de confirmation » (source : Wikipédia).

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