La réindustrialisation implique le retour à l’humain

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Après trois décennies d’indifférence, voire d’hostilité, sous la pression du Covid-19, on veut relancer l’industrie française. C’est nécessaire pour notre souveraineté, notait ici Thierry Weil. C’est indispensable pour l’emploi et notre niveau de vie, car nous avons déjà perdu des millions de postes de travail.

Le professeur Gabriel Colletis a d’ailleurs lancé un éloquent « manifeste pour l’industrie » qui mériterait encore plus de signataires. Pourquoi la désindustrialisation s’est-elle accomplie ? « Parce que l’industrie est ressentie comme sale, dégradante, à la différence des services » témoigne Jacques Attali. A cause d’un antique mépris pour ceux qui travaillent avec leurs mains. Cela remonte à Athènes et Rome, au temps où les riches croyaient être les seuls à avoir le loisir de penser, le travail manuel étant dévolu aux esclaves.

Ce mépris a fait perdre à la France la société Alcatel qui avait été leader mondial des télécommunications. Son patron de l’époque, Serge Tchuruk, a dégraissé les effectifs en poussant dehors les seniors, sans prendre garde aux expériences et aux compétences qui s’en allaient. Puis, il a cru génial d’inventer « l’entreprise sans usine ». En un an, il a fermé 90 sites industriels sur 120. Alcatel s’est effondré et a dû se vendre, il y a cinq ans, au finlandais Nokia qui, depuis, lui a déjà imposé quatre plans sociaux.

Ce mépris français, pour le travail matériel et l’industrie, explique que la France soit le pays européen « qui consacre le moins d’effort à former des ingénieurs et à inciter les rares qui sortent de nos excellentes écoles à ne pas se détourner de leur vocation d’origine pour aller vers les métiers de la finance ou de la politique ». Jacques Attali, lui-même ingénieur du Corps des Mines, a bien raison de le rappeler.

Un déclin voulu

La France s’est désindustrialisée parce que ses prétendues élites l’ont voulu, sciant l’une des branches sur lesquelles était bâti notre développement. Et ce déclin continue : « les capacités de production manufacturière de la France ont baissé de 10 % depuis la crise de 2008 quand celles de l’Allemagne ont progressé de 20 % », vient d’écrire ici Philippe Crevel.

Bercy doit savoir que tous les plans de relance échoueront si l’on ne renonce pas à quelques idées pernicieuses et si l’on ne s’appuie pas résolument sur certaines valeurs. D’autant que le mal n’est pas nouveau. Demandons-nous, aujourd’hui, pourquoi nos constructeurs nationaux se croient obligés de fabriquer loin de l’Hexagone des modèles de voitures que Toyota produit de façon rentable avec des ouvriers français sur le sol français à Valencienne. Pourquoi les voitures fabriquées en France ont-elles besoin de près d’un tiers de pièces importées (chiffres de 2014) et les voitures allemandes seulement d’un cinquième ?

Il y a trente ans déjà, Jean Bounine et François Dalle se posaient les mêmes questions à propos des grands groupes dits nationaux : pourquoi Thomson estimait-il ne pouvoir fabriquer qu’à Singapour, compte tenu des salaires français, des produits que Sony et Toshiba produisaient de façon rentable en France [1]? La réponse était double. Parce que « nos » capitalistes voulaient des gains immédiats alors que les deux Japonais visaient une expansion durable et mondiale. Parce que le management par le mépris était incapable de mobiliser suffisamment les talents et les volontés des collaborateurs. Et débarrassons-nous des faux arguments sur le coût du travail. Philippe Crevel constate que « le coût unitaire est en Allemagne supérieur à celui de la France. De même, le temps de travail n’est pas un facteur discriminant, les Allemands ayant une durée annuelle plus faible que les Français ».

On investit plus et on récolte moins

Alors, faut-il investir pour réindustrialiser ? Certes, mais c’est sur les hommes qu’en France, l’on n’investit pas assez ! Car, statistiquement, les industries françaises investissent plus que leurs homologues en Allemagne, Espagne, Italie, Royaume-Uni et Pays-Bas. Mais « les performances économiques attendues des entreprises françaises ne sont pas au rendez-vous ». Ce n’est, précise l’économiste Sarah Guillou, ni à cause de la productivité horaire du travail, comparable à celle de l’Allemagne, ni à cause d’un sous-équipement en robots, identique dans les industries automobiles des deux pays. Elle souligne, avec sa collègue Caroline Mini, un autre paradoxe français : la France serait le seul pays où la part des investissements dits immatériels dépasse, depuis la crise financière, celle des investissements matériels. Mais c’est qu’en France, l’on continue à se tromper sur ce que sont les vrais facteurs immatériels. D’où l’erreur de Serge Tchuruk, il y a deux décennies, lorsqu’il justifiait la liquidation des usines et des emplois chez Alcatel en déclarant : « la valeur ajoutée manufacturière tend à décroître alors que la valeur immatérielle s’accroît sans cesse ».

On persiste à confondre, quand l’on est pressé, immatériel et numérique. Quand on se croit plus rigoureux, on qualifie d’actifs immatériels, intangibles ou incorporels les brevets, marques, propriété́ intellectuelle, logiciels, bases de données et les dépenses en recherche et développement.

« Préserver l’emploi est le principe moral de l’employeur »

Or, le bon sens nous dit qu’un logiciel ne crée pas de valeur si l’on ne sait pas s’en servir ; ce qui compte, ce sont le talent et les intentions de l’utilisateur. Quant aux brevets, pendant des années, le groupe Thomson a prouvé que l’on pouvait posséder le plus beau portefeuille de brevets de France et n’en rien tirer. Il a manqué de vision prospective des marchés et d’empathie pour les utilisateurs potentiels. Toute valeur est immatérielle, en ce sens que si personne ne s’intéresse à ce que nous produisons, nous avons, en vain, dépensé des ressources. Nous l’avions expliqué dans le premier rapport français sur la Révolution de l’immatériel en… 1983 : les principaux facteurs qui, désormais, déterminent réussites ou échecs, ne sont plus matériels ou financiers, mais immatériels. C’est-à-dire humains et qualitatifs ; le comment on utilise les ressources est, plus déterminant que le combien. Aussi, la réponse aux interrogations légitimes de Jean Bounine et François Dalle est-elle claire et infamante pour un management méprisant, bureaucratique, incapable de mobiliser les talents et la volonté des collaborateurs. 

L’économiste Thomas Philippon l’a expliqué à une rencontre du CJD [2] : « La mauvaise qualité des relations de travail constitue le frein le plus massif au dynamisme de l’économie française. » Il incriminait un capitalisme« aux pratiques managériales conservatrices et frustrantes pour les salariés, » peinant « à promouvoir les plus créatifs et les plus compétents » ; avec « un coût économique très lourd et largement sous-estimé ». D’où un handicap majeur pour construire l’industrie dite du futur. Ajoutons que le vieux mépris du travail manuel fait oublier que derrière la main il y a toujours du talent, de l’expérience. La pratique du travail à distance, imposée par la pandémie, doit nous inciter à ne plus confondre présence physique et travail et à comprendre qu’il convient de mobiliser les talents et les volontés de tous les acteurs de l’entreprise, pas seulement des cadres.

Il aurait fallu écouter, en 1999, Hiroshi Okuda, PDG de Toyota et président du patronat japonais, qui stigmatisait ses concurrents occidentaux cherchant à faire monter les valeurs boursières à coup de licenciements : « Toucher aux hommes est la dernière chose à faire […] préserver l’emploi est le principe moral de l’employeur[3]. » En effet, dans les deux dernières décennies, l’engagement des employés envers leurs entreprises a été découragé par les « rationalisations » et les vagues de licenciements. Hiroshi Okuda avait raison. Que n’a-t-on entendu tant d’avertissements répétés depuis 30 ans !

La dictature de l’immédiat

Il est vital de tirer d’urgence des conclusions opérationnelles. Hervé Sérieyx et moi avons demandé au Président de la République que l’argent des contribuables ne soutienne plus que des entreprises « à capital patient », respectueuses des hommes et orientées vers le long terme. C’est-à-dire portant les valeurs promues par le CJD. Or, comme Philippe Crevel le constate, « les grandes entreprises françaises ont privilégié les délocalisations » et ont « un faible ancrage territorial ». Outre-Rhin, au contraire, « les banques régionales sont également des actionnaires actifs. Les liens entre les entreprises d’un même bassin d’emplois sont importants. À Stuttgart, les familles actionnaires de Porsche ou de Mercedes se retrouvent dans les conseils d’administration des sous-traitants. » Tout cela tisse un système de solidarités entre grandes et petites entreprises, financiers, territoires. D’où une meilleure mobilisation de l’intelligence collective interne (avec les salariés) et externe et plus de résilience.

Un tel modèle, porteur d’avenir, implique à tous les niveaux un management respectueux de l’Autre, empathique comme l’évoquait ici Janick Villanneau à propos de l’intelligence artificielle. Ce modèle est incompatible avec l’actuelle dictature du profit immédiat. Débarrassons nos esprits, et ceux des responsables politiques, économiques et administratifs, des idées fausses néolibérales qui nous conduisent à des désastres à répétition. Il ne s’agit plus de discussions académiques. Très concrètement, cette dictature de l’immédiat, qui a fait supprimer des stocks de médicaments et fermer des milliers de lits dans les hôpitaux, nous conduit à sacrifier l’essentiel. Cet essentiel qui est devenu urgent, comme nous le rappellent Edgar Morin, la dernière encyclique du Pape François, le coronavirus et les catastrophes climatiques niées par Trump, mais vécues dans les territoires incendiés en Californie comme dans les villages inondés dans les Alpes du Sud et en Italie.


[1] François Dalle et Jean Bounine. L’Éducation en entreprise. Contre le chômage des jeunes. Odile Jacob, 1993, 282 p. François Dalle a présidé l’Oréal de 1957 à 1984.

[2] Thomas Philippon. Le capitalisme d’héritiers. La crise française du travail. Seuil, 2007, 109

[3] Keizai Nihon Shimbun et Asahi Shimbun, À la recherche du nouveau modèle japonais. Courrier international, n° 450, 17 juin 1999, p. 56.

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