Quand l’industrie automobile bascule vers celle du logiciel

Longtemps, les constructeurs automobiles mettaient en avant les performances des moteurs pour vendre leurs voitures. La vitesse ou l’accélération figuraient fréquemment dans les publicités. Ces dernières années, le confort et la sécurité étaient des critères de plus en plus mis en avant. Avec le développement des véhicules électriques et demain l’espoir de véhicules sans conducteur, les constructeurs changent de messages en insistant sur la connectivité, sur les possibilités de communiquer voire de se distraite dans sa voiture. Cette dernière tend ainsi à devenir une annexe de son habitation.

Nio, une entreprise chinoise de véhicules électriques, a communiqué, lors du lancement de sa dernière voiture à Berlin au mois d’octobre, non pas sur ses qualités techniques intrinsèques, mais sur ses dispositifs vidéo et audio permettant d’avoir une expérience visuelle en trois dimensions dans le cadre du métavers. La société a affirmé que ses véhicules avaient vocation à être un « deuxième salon ». Nio souligne que ses voitures sont dotées de deux douzaines de caméras et d’une puissance de calcul importante grâce à un grand nombre de microprocesseurs. L’industrie de l’automobile devient avant tout une question de logiciels.

La digitalisation de l’automobile s’effectue à pleine vitesse. Les constructeurs réalisent désormais des mises à jour de leurs voitures à distance. Certains proposent le déverrouillage d’options à distance moyennant une contribution en fonction des besoins de l’utilisateur. Les voitures deviennent des centres de services qui évoluent dans le temps. Elles sont également des vecteurs de données (déplacements, usage de la voiture notamment) que les constructeurs peuvent exploiter à leur profit ou à celui d’autres entreprises.

Jusqu’à une date récente, l’univers de l’automobile et celui du digital avaient peu de points communs. Pour les tenants des nouvelles technologies, les constructeurs automobiles étaient des organisations hiérarchiques, axées sur des processus stricts, peu ouverts à la créativité extérieure. Les constructeurs automobiles ont cantonné les innovations digitales au rang des options en les considérant comme des gadgets. Elles ont été souvent portées par les sous-traitants spécialisés dans l’automobile comme Bosch ou Valéo. Jusque dans les années 2010, les délais de conception des voitures étaient longs et les modèles étaient censés se vendre durant de nombreuses années, c’est-à-dire tout le contraire des produits et services digitaux.

Pour un constructeur, tout le talent était de vendre des nouveaux modèles comportant dans les faits peu d’innovations à des prix plus élevés quand pour les entreprises de l’univers numérique, l’objectif est de vendre le plus rapidement possible des produits innovants ayant vocation à devenir rapidement obsolètes. Si Toyota a révolutionné les méthodes de fabrication des voitures en plaçant le zéro défaut au cœur du processus, Tesla a modifié le concept de la voiture. Celle-ci est construite autour d’un logiciel évolutif. Le nombre des options est réduit pour limiter les surcoûts. Tesla vend autant des services qu’un produit physique. La société d’Elon Musk a réussi en quelques années à se hisser à la première place en matière de capitalisation boursière en ce qui concerne les entreprises automobiles. Tesla pèse trois fois plus que le deuxième constructeur, Toyota. Sa capitalisation est supérieure à celle cumulée des cinq constructeurs qui la suivent dans le classement. En ce qui concerne la capitalisation boursière par voiture vendue, le premier constructeur classique est Porsche qui arrive à la quatrième place mondiale, loin derrière ceux qui ont opté pour des modèles exclusivement électriques intégrant des systèmes informatiques embarqués évolués (Lucid, Rivia, Tesla).

Indépendants ou partenaires des GAFAM ?

Les constructeurs classiques éprouvent des difficultés à intégrer les codes digitaux. Leurs informaticiens ont eu la tentation de maintenir des arborescences verticales rendant les systèmes d’exploitation des applications maison peu intuitives pour les clients. Ils ont eu aussi tendance à multiplier les options au point de submerger les unités logicielles. La simplicité, la réactivité ont souvent fait défaut lors des premières expériences digitales de la part des grands constructeurs. Craignant d’être dépendants des GAFAM, ils ont tenté dans un premier temps de développer des systèmes informatiques internes. L’autre crainte était que les grandes entreprises numériques comme Google ou Apple créent leur propre firme automobile et viennent les concurrencer, d’où une forte méfiance. La gestion des données a été aussi une source de tensions entre les deux mondes. Malgré tout, les échecs tant des projets automobiles de GAFAM que celui des premiers systèmes maison des constructeurs traditionnels ont débouché sur des rapprochements, même si ces derniers entendent conserver la maîtrise de l’informatique embarquée.

De nombreux constructeurs ont également décidé de développer des centres de créations pour les logiciels indépendants placés au plus près de leur centre de production. Stellantis a ainsi récemment lancé une « Data and Software Academy » destinée à recycler plus de 1 000 salariés existants de l’entreprise par an, ainsi qu’à embaucher des experts dans le monde entier, avec l’objectif d’avoir 4 500 ingénieurs d’ici 2024. Mercedes-Benz vient d’investir 200 millions d’euros dans un « Electric Software Hube » réunissant 1 000 programmeurs au milieu de son campus de recherche et développement à Sindelfingen, à proximité de son siège à Stuttgart.

L’appui des entreprises du digital demeure incontournable. Même avec des milliers de programmeurs de premier ordre, les constructeurs automobiles ne peuvent plus développer seuls tous leurs logiciels. Les apports extérieurs varient d’un constructeur à un autre. Les plus intégrés arrivent à produire 60 % de leurs logiciels quand ce taux est de 20 % pour ceux qui privilégient l’apport extérieur. De plus en plus, les équipes logicielles des constructeurs sont amenées à coordonner des équipes qui comprennent des consultants et des représentants des entreprises spécialisées dans l’informatique et les techniques de l’information. De nombreux partenariats ou la création de sociétés dédiées aux logiciels avec la participation d’entreprises du digital son réalisés. Stellantis s’est associé à Amazon pour créer un logiciel « SmartCockpit » qu’il peut ensuite personnaliser pour ses marques. BMW travaille avec Qualcomm, une société de microprocesseurs, pour codévelopper un système d’exploitation automobile, que Qualcomm pourra vendre à d’autres constructeurs. Mercedes-Benz a pris une participation dans NVIDIA en échange de l’accès des processeurs et des programmes de cette entreprise. Renault a annoncé, le 8 novembre dernier, un approfondissement de sa relation avec Google pour accélérer sa transformation numérique en développant une plateforme centralisée.

Les constructeurs sont confrontés à un dilemme. Ils doivent choisir entre développer un produit différencié sur lequel les constructeurs automobiles ont le contrôle, ou renoncer au contrôle et adopter une plateforme que les consommateurs semblent accepter facilement.

La majorité souhaite conserver en interne des éléments tels que « l’interface utilisateur » (données visibles par le conducteur et les passagers) et les systèmes de sécurité. Face au GAFAM, les coopérations entre groupes automobiles sont rares pour la création de plateformes informatiques. Jusqu’à présent, la concurrence et les instincts de compétition de l’industrie ont prévalu. Néanmoins, l’idée d’un système « open source » a été avancée afin de réduire les coûts et éviter une cannibalisation par le monde du digital. Elle est portée par la branche logicielle de Bosch et Microsoft. L’objectif est d’élaborer un système commun à l’industrie automobile à l’image d’Android pour les smartphones, une plateforme partagée par de nombreux constructeurs chacun pouvant l’amender en fonction de ses besoins. Les firmes européennes confrontées à la concurrence de leurs homologues chinoises et américaines sont tentées par cette logique.

Le passage de l’industrie au service: une révolution

Les constructeurs sont conscients que, désormais, les activités de service seront une source importante de revenus. Ils sont disposés à proposer des services de communication, de divertissement, des options en ligne. La voiture électrique ayant des temps de chargement longs, elle doit permettre à ses utilisateurs soit de se distraire, soit de travailler. La voiture autonome donnera lieu à une amplification des activités de service étant donné qu’il n’y aura plus que des passagers. Dans les prochaines années, le concept de voiture partagée, de voiture louée pour la réalisation de trajets précis se développera, la location prenant ainsi le pas sur l’achat. Stellantis s’attend à ce que ses revenus de logiciels et de services atteignent 4 milliards d’euros par an d’ici 2026 et 20 milliards d’euros d’ici 2030, avec des marges de 20 %, soit le double de celles qu’enregistrent des constructeurs automobiles haut de gamme. La difficulté pour les constructeurs est de faire passer le principe du service payant. La concurrence pourrait amener à une généralisation de la gratuité relative. L’option de la conduite automatique pourra certainement donner lieu à une facturation, mais il sera plus difficile de faire de même avec le chauffage des sièges.

La digitalisation s’impose aux constructeurs, mais les anciens principes d’organisation demeurent. La numérisation n’a pas ainsi pénétré les conseils d’administration ; plus d’un tiers des membres du conseil d’administration des quatre grands constructeurs automobiles allemands sont des ingénieurs en mécanique, et aucun ne vient de l’industrie technologique.

Crédit Photo : Can Stock Photo – olivier26

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