Management : où sont les femmes ?

Au moment où le sexisme anti-femmes triomphe à Kaboul, souvenons-nous qu’il sévit aussi toujours dans nos structures, de façon moins brutale, mais néanmoins catastrophique. Pour renforcer la créativité d’une organisation, le moyen le plus efficace et économique est d’accroître dans ses équipes et leur encadrement une diversité généralement insuffisante. Notamment, parce que les femmes y sont rares et sous-employées. Nous ne pouvons plus nous payer le luxe de gâcher les talents et l’expérience de la moitié de l’humanité ! Encore faut-il vaincre préjugés sexistes et prétentions machistes. Oui, où sont les femmes ?

« La loi sur l’égalité de rémunération a été promulguée en 1963 et pourtant, en 2016, les femmes aux États-Unis gagnaient toujours moins de 82 % de ce que les hommes gagnaient ». Anis Gnichi, professeur à l’Institut des Hautes Études Commerciales de Sousse en Tunisie, constate qu’en soixante ans, « un pays aussi développé que les USA » n’a pas réussi à mettre les salaires « au diapason de son propre système législatif ». S’étant plongé dans plus de 150 publications sur la pensée managériale parues depuis les années quatre-vingt, Anis Gnichi aboutit à un bilan sévère[1]: « Les femmes ont été considérablement méprisées par les historiens traditionnels du management parce que l’histoire s’intéresse essentiellement au pouvoir et à sa transmission dans les vastes arènes des affaires semées d’hommes. » L’intérêt de ces constats dépasse largement les États-Unis.

La pandémie : une double crise du féminisme

Ce travail rétrospectif revêt une dure actualité, car « la crise de pandémie du SarS-CoV-2 (…) est devenue une crise du féminisme. » En effet, « la représentation relativement élevée des femmes dans les secteurs les plus durement touchés par les confinements s’est traduite par des baisses plus importantes de l’emploi des femmes que des hommes ». Ainsi, entre février et avril 2020, le taux de chômage des femmes a-t-il augmenté, aux États-Unis, de 12,8 %, contre 9,9 % pour celui des hommes. Et comme par hasard, « les stratégies de réponse politique à la crise par les pays dirigés par des femmes ont contribué à des résultats plus favorables » que ceux des pays dirigés par des hommes. Corrélation n’est pas raison, mais deux études, au moins, vont dans ce sens. Des chercheuses brésiliennes ont examiné 144 pays : ceux dirigés par des femmes ont eu en moyenne 324 cas et 18 décès de moins par jour. Le principal facteur serait une couverture universelle des soins de santé plus répandue dans ces pays. Cette étude ne met pas en évidence la prise plus rapide de mesures de distanciation sociale. En revanche, c’est ce que montrent des chercheuses britanniques en analysant les conséquences des premiers mois de pandémie dans 194 pays, dont 19 dirigés par des femmes.

Conclusion : les résultats de la lutte contre la COVID-19 « sont systématiquement et significativement meilleurs dans les pays dirigés par des femmes », en partie grâce à plus de « réponses politiques proactives ».

C’est aussi le constat que souligne Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale à Genève, dans son excellent livre Covid, le bal masqué. « Les pays dirigés par des femmes ont géré la crise sanitaire avec des résultats systématiquement et significativement meilleurs ». En contre-exemple, Antoine Flahault reprend l’analyse de la Britannique Kate Maclean dénonçant « les piètres performances observées au Royaume-Uni, aux États-Unis, au Brésil où les leaders (mâles) plus populistes ont adopté un ton et un discours hypermasculins et autoritaires. » Ainsi la crise de la Covid est doublement une crise du féminisme. Parce que les femmes en sont les premières victimes et que les conséquences auraient été moins graves pour tous, hommes y compris, si plus de femmes avaient été acceptées aux postes clefs.

Les dirigeants : hommes et blancs !

Sans doute peut-on discuter ces conclusions, mais il est absurde de continuer à nier que des femmes sont capables d’être des dirigeantes de qualité ! Pourtant persiste cette vision selon laquelle, rapporte Anis Gnichi, un auteur écrivait en 1997 que « les managers sont des hommes blancs et que les femmes font partie du problème de la diversité », comme les handicapés, les vieux, les gens de couleur et les homosexuels. Pour le psychologue néerlandais Geert Hofstede, en 1994, « les sociétés masculines valorisaient les comportements compétitifs et l’acquisition de richesses ; les cultures féminines affectionnaient les relations entre les gens, le soin des autres et un meilleur équilibre entre la vie familiale et celle professionnelle. » La pensée managériale américaine n’a pas progressé depuis ces trois décennies où les femmes au travail ont été considérées comme des « charges à supporter et des fardeaux à assumer ». L’avancement des carrières des femmes reste, « dans la majorité des cas, bloqué au niveau de l’encadrement intermédiaire afin de ne pas bousculer le statu quo. » Et le « modèle androcentrique » exclut l’idée de femmes dans les directions générales. Les chiffres sont parlants. Il n’y a pas plus de 8 % de femmes PDG. Aux États-Unis, aujourd’hui, « les femmes ne représentent que 25 % des Sénateurs, 37,4 % des avocats, 15,3 % des ingénieurs, 29,3 % des directeurs généraux, 28,7 % des dentistes et 36 % des médecins ».

Changement climatique et Covid : les inégalités et injustices se sont accrues

Que va-t-il se passer après la crise provoquée par la pandémie ? La crise des subprimes a conduit à reproduire les techniques de gouvernance antérieures « en intégrant encore davantage une culture masculinisée, blanche et élitiste du privilège financier mondial ». Anis Gnichi le rappelle opportunément. Va-t-on encore revenir aux comportements qui ont précipité le monde dans une crise ? Anis Gnichi note, avec Farhana Sultana, que changement climatique et crise de la Covid sont des problèmes liés et que leurs interactions ont encore accru les inégalités et les injustices, notamment celles dont les femmes sont victimes. Cela rejoint l’absolue nécessité de cette vision complexe des problèmes complexes que préconise, depuis des décennies, en vain jusqu’ici, Edgar Morin.

Cela signifie qu’en laissant perdurer une version « virile » du management, le monde perd énormément en efficacité et en capacité à affronter les problèmes de long terme et à anticiper les crises.

Nombre d’études non académiques démontrent de façon probante que la diversité est un facteur de créativité. Selon le BCG, l’innovation fait un bond en avant dans les entreprises qui acceptent plus d’un cinquième de femmes dans leur management. Le sexisme freine particulièrement les progrès de l’intelligence artificielle. Cédric Villani a, plusieurs fois, souligné le problème : « Aujourd’hui les femmes sont largement absentes de l’Intelligence artificielle et cela a de calamiteuses conséquences sur la quantité de talents, sur les ambiances de travail, sur la créativité. »

La tolérance, une valeur humaine créatrice de valeurs

Je l’ai souvent dit dans les sections du CJD, mais répétons-le : la tolérance est une valeur humaine créatrice de valeurs ; l’accueil de toutes les diversités est un moteur du développement économique et humain. Exclure la moitié de l’humanité fait perdre bien plus que la moitié de notre intelligence collective potentielle, car en la matière, un plus un ne donne pas deux, mais bien moins ou bien plus que deux. Tout dépend de la qualité des relations entre les personnes et non d’une froide arithmétique.

La qualité des relations implique la liberté de pensée et d’expression ainsi qu’une éducation appropriée.

Cette liberté que les talibans, ennemis de l’École, sont loin d’être les seuls à attaquer. Cette éducation mise à mal chez nous par des années de négligences et des attaques réitérées contre la pensée et la culture scientifiques, un Français sur dix croyant que la Terre est plate ! La sortie de crise par le haut dépend largement de la prise en compte opérationnelle de ces évidences par les principaux dirigeants tant politiques qu’économiques.


[1] Gnichi Anis : « Histoire de la pensée managériale gynocentrique aux USA depuis 1980 ». 18 juin 2021. Intervention à la journée « Pour une histoire de la pensée managériale à part entière » organisée par l’Institut d’Histoire et de Prospective du Management (IHPM) et l’Institut de Recherche en Gestion (Université Gustave Eiffel/Université Paris Est Créteil).

Crédit Photo : Markus Spiske – Pexels

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