Comment nous pensons nos choix en situation d’incertitude ?

Décidément, nous ne sommes pas des calculateurs rationnels… La preuve ! L’économie comportementale est à l’honneur. Le magazine Books s’y intéresse et consacre un dossier au thème suivant : « Sommes-nous si faciles à manipuler ? » Mais pourquoi cette vogue ?

Une amitié qui a changé notre façon de penser

Parce que Richard Thaler, qui vient de recevoir le Prix Nobel d’économie, est considéré comme le « pape de l’économie comportementale ». Mais en est-il réellement le fondateur ? Ne serait-ce pas plutôt Daniel Kahneman, Prix Nobel d’économie en 2002 pour ses travaux sur la théorie des perspectives, considérée comme l’une des branches de la finance comportementale ? Âgé aujourd’hui de 83 ans, Kahneman aurait partagé son Prix avec son acolyte de toujours, Amos Tversky, si celui-ci n’était pas décédé en 1996. En réalité, la science comportementale est née des interminables discussions entre les deux amis, dans le Tel-Aviv de leur jeunesse. Les expériences qu’ils ont menées sur les personnes qu’ils y croisaient les ont convaincus que la plupart des gens subissent des biais cognitifs qui obscurcissent leur rapport à la réalité. Et aussi que ces erreurs sont prévisibles. A condition de les identifier et de les répertorier.

C’est leur histoire que raconte l’auteur de best-sellers Michael Lewis dans un livre publié l’an dernier aux Etats-Unis, The Undoing Project. A Friendship That Changed Our Minds. On efface tout : une amitié qui a changé notre façon de penser. Dans le dernier numéro du magazine Books, on trouve une traduction intégrale de l’article, long et documenté, que la New York Review of Books a consacré à cet ouvrage.

Un fait que l’auteur de l’article ne cite pas et qui est pourtant capital. Si Daniel Kahneman est né à Tel-Aviv en 1934, bien avant la naissance de l’Etat d’Israël, il a passé son enfance en France, où son père était ingénieur dans une célèbre société de cosmétiques. Il a raconté beaucoup plus tard avoir éprouvé la peur de sa vie lorsqu’un SS l’a poursuivi dans une rue, alors qu’il sortait de l’école. L’homme en noir a saisi et pressé contre lui l’enfant qui portait une étoile jaune dissimulée sous son pull. Puis, il lui a montré une photo d’un enfant de son âge, son fils… Etrange rencontre ! C’est à cet incident, gravé dans sa mémoire que Kahneman attribue sa vocation de psychologue. « Décidément, ma mère avait raison, commente-t-il : les gens sont infiniment compliqués et intéressants. »

Après la guerre, sa famille émigre en Palestine sous mandat britannique. Où Daniel Kahneman devient citoyen israélien. En 1955, à 21 ans, il est chargé d’imaginer des tests de personnalité pour Tsahal. C’est ainsi qu’il fait la connaissance de son ami Amos Tversky.

Dans les années 1970, Kahneman et Tversky, dont les travaux commencent à être connus aux Etats-Unis, travaillent ensemble à l’Oregon Research Institute. C’est alors qu’ils développent leur théorie des perspectives ; celle-ci conteste de manière radicale la théorie de l’utilité espérée, alors en vigueur chez les économistes qui utilisent la psychologie. Ils démontrent que, placés devant des choix impliquant des probabilités, les individus réagissent en fonction de règles qui ne sont pas rationnelles, mais qu’on peut identifier.

Un exemple.

Premier jeu : choisissez entre deux hypothèses. Dans la première, vous gagnez 500 euros, dans la seconde, on tire à pile ou face : pile, vous gagnez 1 000 euros, face, vous ne gagnez rien du tout. Comme l’immense majorité des sujets auxquels cette expérience a été soumise, vous avez très probablement choisi la première : mieux vaut avoir 500 euros en poche qu’une chance sur deux d’en avoir 1000. Et pourtant, d’un strict point de vue mathématique, les deux options ont exactement la même valeur.

Et maintenant, un autre jeu. Dans le premier cas, vous perdez 500 euros. Vous devez les donner tout de suite. Dans le second, on tire à pile ou face. Pile, vous ne perdez rien du tout, face vous devez mille euros. Comme la grande majorité des joueurs testés par Kahneman et Tversky, je parie que vous avez opté pour la seconde option.

Qu’est-ce que ça prouve ?

Que nous éprouvons une aversion pour le risque dans le cas d’un espoir de gain et une attirance symétrique pour le risque dans le cas d’un risque de perte !

C’est en imaginant toute sorte d’expériences de ce genre que Kahneman et Tversky ont établi un certain nombre d’heuristiques. Mot qui désigne les règles arbitraires en fonction desquelles nous prenons la plupart de nos décisions. Or, ce sont, écrit l’auteur de l’article publié par Books, des « failles de la pensée intuitive ». Beaucoup relèvent de l’affect, comme la tendance à surévaluer la valeur de ce qu’on possède. Kahneman et Tversky l’ont découverte en distribuant des mugs à la moitié d’un groupe d’étudiant et en leur suggérant de les vendre à l’autre moitié. La fixation des prix s’avéra impossible et les échanges ne purent avoir lieu. Les étudiants propriétaires de mugs surévaluaient leur propriété.

Dans une interview qu’il a récemment donnée au New York Times, où il tient une chronique, The Economic View, Richard Thaler, le Prix Nobel d’économie de l’année et l’héritier direct de Kahneman et Tversky reconnaît tenir une liste des comportements économiques aberrants qu’il relève chez lui et chez les autres. Exemple : un voisin, qui a une forte fièvre, s’obstine à tondre lui-même sa pelouse. « Je ne vais pas donner 10 dollars à un gamin pour le faire à ma place », dit-il. « Mais, toi, tondrais-tu ma pelouse pour 20 dollars ? », demande Thaler ? » Réponse : « même pour 50 dollars, je ne le ferais pas ! » Où est la rationalité économique ?

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