Quand l’idée de l’Europe s’incarne dans des lieux, cristallisant des histoires communes

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© Can Stock Photo / enduro

Philosophie Magazine s’essaie à son tour aux « lieux communs européens ».

Penser l’Europe, un vaste projet, sans cesse remis sur le métier…, et Philosophie Magazine du mois de mai, qui vient de paraître, renouvelle l’exercice de manière intéressante en présentant un dossier intitulé « l’esprit européen ». Elections au Parlement européen obligent, pour ce magazine qui vise à nous aider à comprendre l’actualité en l’éclairant. Le dossier nous propose un mélange bien dosé de réflexions et d’anecdotes, de culture et de politique, quelques grands penseurs d’hier et les réflexions de contemporains.

On sera sensible l’idée de Heinz Wisman, selon laquelle l’esprit de l’Europe s’est forgé dans une série d’arrachements ; à commencer par le mythe de l’enlèvement de la princesse phénicienne Europe par le Dieu suprême Zeus. Mais la philosophie elle-même, telle que l’ont inventée les Grecs, consiste aussi en une rupture avec les lieux communs admis, revêtus de l’autorité des ancêtres.

On sera également sensible à la méfiance manifestée par Felwine Sarr face aux prétentions universalistes et rationalistes de l’esprit européen. Derrière les premières, il distingue les vieilles ambitions coloniales et derrière les secondes, la raison instrumentale, l’appétit de domination sur le monde vivant.

De l’article de Michel Eltchaninoff, on retiendra en particulier l’idée que l’Europe est en panne d’un « grand récit » qui donnerait un horizon de sens à l’aventure politique brinquebalante de l’intégration. L’Europe a tellement peur de son ombre, qu’elle peine à s’incarner, à assumer une histoire, une culture et une géographie précises. Elle ne saurait se définir que négativement comme le faisait Ulrich Beck, en se présentant comme « vacuité substantielle », pur « espace d’accueil », « tolérance radicale ». Pour convaincre ses peuples de sacrifier une partie de leur souveraineté nationale, il faut qu’elle accepte de s’incarner dans des mythes et des lieux qui prennent un sens partagé.

Cathédrales et terrasses de café : les lieux où souffle l’esprit spécifique de l’Europe.

D’où l’intérêt de l’exercice proposé par Philosophie Magazine à six penseurs : quelles sont les habitudes partagées par tous les Européens et dans quels lieux de sociabilité typiques de notre culture s’inscrivent-elles ? Quels sont les « lieux communs européens » ? Robert Pfaller a choisi les terrasses de café, Barbara Cassin la pluralité des langues, Jacques Darriulat la cathédrale – cet homme-là doit posséder un don prophétique, Constantin Sigov l’Université, Karol Beffa la musique écrite, et Claude Habib la séduction. Partir des lieux communs est l’une des meilleures manières de définir l’esprit de l’Europe. Mais on remarquera que leur définition varie au fil du temps.

Des exemples des changements produits par le passage du temps ? Dans un colloque consacré il y a trente ans, à l’identité culturelle européenne, Pierre Nora, sollicité pour une extension à l’Europe de l’entreprise qu’il avait dirigée pour les Lieux de Mémoire, suggérait en historien un vaste panorama des « lieux cruciaux, ceux où s’est joué, à un moment donné le destin global de l’Europe ». Il y aurait nécessairement, disait-il, les grandes batailles (Lépante, Austerlitz, Berlin), les grandes conférences internationales (le partage de l’empire carolingien, à Verdun en 843 ; les traités de Westphalie de 1648 qui posèrent le principe de la souveraineté des Etats ; le Congrès de Vienne en 1814-1815, qui solda l’addition des guerres napoléoniennes et réinstalla les rois sur leurs trônes vacillants ; le Traité de Versailles de 1919, imposé à l’Allemagne vaincue et qui sera instrumentalisé par Hitler pour conquérir le pouvoir…

Mais Nora suggérait aussi d’explorer le réseau des grandes universités européennes – « de Salamanque à Vilna, en passant par Göttingen et Bologne ». Comme les réseaux commerciaux, reliant entre elles des villes portuaires, telles que la Hanse. Et puis, bien sûr, les grandes routes de pèlerinage, comme Saint-Jacques-de-Compostelle. Mais il s’agissait de lieux de mémoire. Du genre que ceux qu’Antoine Compagnon et Jacques Seebacher avaient confié à des historiens dans le premier volume, « Dates et lieux » de la passionnante entreprise « L’esprit de l’Europe », publiée en 1993.

Lieux communs et lieux de mémoire européens.

Plus récemment, en 2004, Brigitte Krulic a dirigé, pour les éditions Autrement, un recensement des « lieux communs » d’Europe bien passionnant. On y trouvait également le café, mais aussi les parcs et jardins publics, la grand-place, la forêt, le château, le presbytère, les rives, rivages et villégiatures. Toute une « vitrine identitaire » où s’incarnent une culture et une mémoire communes aux peuples européens.

Plus systématique et didactique, l’album superbement illustré « Lieux de mémoire européens », dirigé par Etienne François et Thomas Serrier à La Documentation Française, préfacé par Pierre Nora, date de 2012. On y proposait non seulement un miroir des valeurs européennes, mais des « structures » au sens où peuvent s’y lire des « décantations mémorielles ».

Le grand reproche adressé, ces temps-ci, à la machinerie politique et administrative européenne, ce que ses adversaires appellent « Bruxelles », c’est son abstraction, son manque d’incarnation, son oubli des réalités de l’histoire et de la géographie. La meilleure réponse à leur donner, c’est ce genre d’inventaire culturel topographique. L’histoire s’y marie à la géographie…


Crédits : France Culture

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