Le capitalisme n’est pas une invention européenne

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Carte des Etats du Grand-Seigneur en Asie, Empire de Perse, Pays des Usbecs, Arabie et Egypte (1753).
Crédit : Wikimedia Commons

Révélation : l’Europe n’est pas le berceau du capitalisme. Encore une « invention européenne » qui nous échappe, selon un livre qui vient de paraître en anglais…

Oubliez tout ce que vous avez lu sur le fameux « cycle vertueux de l’Europe » — constitution d’une société civile autonome, création d’une économie d’échange et institution des marchés, concept d’investissement, grandes découvertes, Lumières, grandes inventions.. ). Fermez tous vos livres sur « le secret de l’Occident » (David Cosandey), cherchant dans l’histoire « pourquoi le développement scientifique, à partir de la Renaissance européenne, eut lieu dans le cadre exclusif de la civilisation occidentale » (je cite Braudel)… L’histoire globale entend bien « provincialiser l’Europe », réduire son ancienne prééminence à un accident historique. Et voilà que l’invention du capitalisme lui-même lui est contestée.

L’économie de marché est née dans ces civilisations opulentes du Moyen-Orient.

Dans un livre intitulé The Birthplace of Capitalism : The Middle East, fort bien analysé dans la lettre Phébé qui vient de paraître, Nima Sanandaji soutient qu’une forme relativement sophistiquée de capitalisme fonctionnait, au Moyen-Orient, 2 000 ans avant Jésus-Christ. « On nous dit, écrit-il, que le capitalisme est une idée relativement nouvelle, lancée par un philosophe écossais, Adam Smith, au XVIII° siècle. C’est faux. » 

Dans toute civilisation développée, le berceau est une économie de marché.

Nima Sanandaji

Selon lui, toutes les institutions décisives du capitalisme existaient déjà au Moyen-Orient, dans le nord de la Mésopotamie, entre Tigre et Euphrate, les villes actuelles de Bagdad, Alep et Mossoul. On se souvient que le Code d’Hammourabi (1750 avant notre ère) comporte 24 paragraphes traitant du commerce et 15, des dépôts et des dettes. Il existait un droit commercial. Mais en outre, des milliers de tablettes gravées retrouvées par les archéologues, entre Irak et Syrie, concernaient des traités commerciaux. 

Elles démontrent qu’étaient connues des marchands babyloniens l’existence des marchés et leurs fluctuations, que la détermination des prix y était déjà l’objet de calculs élaborés. Dans ces villes, s’était développé un artisanat brillant ; elles abritaient d’authentiques entrepreneurs, appuyés par des techniques financières de prêt et d’assurance assez élaborées. 

« L’économie de marché est née dans ces civilisations opulentes du Moyen-Orient. Par contraste, l’Egypte, régie par une planification centralisée, a vu son économie stagner. » Quant à la Chine, toute son histoire serait marquée par l’alternance de périodes où les marchés étaient libres avec d’autres de contrôle politique de l’économie. Les premières conduisirent à son enrichissement, les secondes à sa régression. Car, selon notre auteur, « dans toute civilisation développée, semble-t-il, le berceau est une économie de marché. Et ce n’est pas “une invention européenne. Le lien entre économie de marché et prospérité est universel.

Sanandaji exagère sans doute, au profit de sa thèse, le dégoût des Romains pour le commerce, réputé indigne d’un patricien, et relégué de ce fait aux Syriens, Phéniciens et autres “Levantins”. S’il est vrai que revenu agricole, tiré de la propriété terrienne et de celle des esclaves destinés à la cultiver, sont demeurés la source essentielle de la richesse, à Rome, il ne faut pas négliger l’émergence rapide d’une classe de marchands et d’affairistes, les argentarii, qui jouaient un rôle de banquiers. C’est en leur sein que se développa l’ordre équestre. 

L’Empire romain est passé à côté de cette révolution du capitalisme entrepreneurial.

Reste que si le monde antique pratiquait le commerce, il n’eut pas l’idée d’investir le capital commercial dans des entreprises qui se seraient rapprochées du modèle capitaliste. Aldo Schiavone l’a bien montré, dans L’histoire brisée, un livre qui montre comment l’Empire romain est passé à côté de cette révolution du capitalisme entrepreneurial, que Nima Sanadaji croit, lui, pouvoir repérer en Mésopotamie. 

Le rôle de l’islam

L’avènement de l’Islam a-t-il interrompu ce cycle vertueux de l’enrichissement mutuel ? Nullement, selon l’auteur. Le monde musulman aurait même été – je cite l’article de Sylvain Trifilio dans Phébé, “l’entrepôt du monde jusqu’à la Renaissance, une chambre de compensation, et un réservoir de monétaire, une zone d’intense production et d’arbitrage entre marchés. Or, ces fonctions, la civilisation islamique n’aurait pu les remplir si elle n’avait entretenu et développé les institutions et l’esprit d’entreprise hérités du Moyen-Orient antique.” Selon Sanandaji, les Italiens et les Espagnols ont appris certaines techniques de comptabilité chez les marchands arabes — dont Sinbad le marin, demeure, dans l’imaginaire mondial, le vibrant symbole. 

Pour appuyer sa démonstration, Sanadaji a l’habileté de faire appel au témoignage des auteurs grecs ayant fréquenté les Orientaux durant l’Antiquité. Il trouve, en particulier chez Xénophon des preuves assez convaincantes de l’existence d’un droit de propriété et d’un droit des contrats chez les voisins orientaux. 

On devait déjà créditer les Mésopotamiens d’avoir inventé l’écriture, la Genèse, le mythe du Déluge. Voilà maintenant qu’il faut aussi leur concéder l’invention du capitalisme…

Crédit : France Culture

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