Lettre au ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation : assurer une sécurité alimentaire des populations

ride field under blue sky during daytime 163882
© Pixabay – Pexels

La lettre ci-après a été transmise le lundi 27 avril 2020 au ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, M. Didier Guillaume. 

Monsieur le Ministre, 

Une crise alimentaire sans précédent est imminente, car à la détérioration continue des écosystèmes et des sols s’ajoute des tensions pétrolières inédites et le blocage des circuits internationaux de transport, sur lesquels repose le système alimentaire mondial. Nous ne sommes pas mieux préparés à cette échéance qu’à l’actuelle crise sanitaire. De plus, ces épidémies et ces crises alimentaires seront rendues plus fréquentes par l’état écologique et économique du monde.

La France a la réputation d’être un pays producteur. Certes, en volumes ! Mais peut-elle pour autant nourrir elle-même sa population ? Non : notre système alimentaire dépend d’importations de soja américain et brésilien (faute de protéines végétales cultivées), de céréales (provenant de pays qui peuvent rapidement fermer leurs frontières à cause de la crise), de matières premières stratégiques (dont les énergies fossiles et les phosphates), et de fruits et légumes (des milliers de camions par jour). Aujourd’hui, seuls 2 % de notre surface agricole utile produisent des légumes, alors qu’il en faudrait 12% !

En plus des aspects géopolitiques qui contraignent certaines de nos décisions politiques, notre capacité de production est rendue très vulnérable par la destruction des sols, des ressources en eau, des pollinisateurs, par la baisse du nombre d’agriculteurs, et par le dérèglement climatique.

Nous proposons donc d’ENGAGER D’URGENCE UNE GRANDE CONCERTATION CITOYENNE (dans un premier temps par échanges électroniques et visioconférences) dans chaque région et chaque bassin de vie, afin de densifier le maillage des territoires avec des productions diversifiées, de proximité et au service des populations. L’objectif est de rendre chaque territoire robuste, le plus autonome possible, en s’inspirant des meilleures solutions locales. 

Nous avons besoin : 

  • de sécuriser des milliers d’hectares des meilleures terres agricoles, en particulier les ceintures péri-urbaines, en les protégeant de l’artificialisation et de l’appétit des acquéreurs fonciers ;
  • de former rapidement des personnes motivées (agriculteurs et autres) aux techniques simples de culture et d’élevage qui permettent de régénérer les sols, économiser l’eau, réduire la mécanisation, et boucler les cycles du carbone, de l’azote et du phosphore. Les sciences ont montré que c’était possible et accessible ;
  • de développer une filière d’outils agricoles robustes et simples à fabriquer, pour autonomiser les fermes et les territoires ; 
  • de développer des circuits raccourcis qui alimentent les populations et les usines de transformation, si possible locales. Le commerce interrégional et international doit devenir la dernière option envisageable.
  • d’encourager un maximum de citoyens (en particuliers les précaires présents et à venir) à entretenir des jardins potagers individuels et collectifs, et à faire un minimum de stocks alimentaires (au moins 2 semaines).

Nous sommes conscients des enjeux géopolitiques et géoéconomiques, c’est pourquoi nous proposons comme première étape indispensable de ce plan d’urgence nationale la mise en place d’un inventaire des ressources et des besoins sur les territoires par des concertations régionales, en commençant par les communes avec la collaboration des Maires et des associations locales, en se posant les questions suivantes :  

  • Quels sont aujourd’hui les ressources comestibles disponibles localement pour chaque territoire ? (lieux de production, moyens de stockage et de distribution).
  • Quels sont les lieux de formation pour les futurs paysans ? (à moins d’une demi-heure de voiture)
  • Quelles sont les cultures et les surfaces allouées aux denrées de première nécessité ? 
  • Quelles sont les surfaces de milieux naturels et d’infrastructures écologiques à protéger (voir à agrandir) pour renforcer les populations et la diversité des pollinisateurs et des oiseaux prédateurs des ravageurs ?
  • Quels sont les moyens humains et matériels disponibles dans chaque commune ?
  • Quels systèmes de financement, détachés des aléas des marchés financiers, peuvent être utilisés ou mis en place pour construire cette résilience ?

Dans chaque municipalité ou intercommunalité, l’inventaire des territoires se ferait donc en concertation avec les citoyens. Nous n’avons pas le temps de nous passer de tous ces acteurs essentiels. Ce premier pas vers une cartographie des ressources serait l’étape nécessaire à la mise en place d’un réseau d’échanges et d’entraide au sein des populations.

Ce plan d’urgence ne dépendrait pas uniquement des citoyens. La construction de résilience et de sécurité alimentaire nécessite aussi une participation des services de l’Etat. La coordination des différents échelons territoriaux permettrait d’avoir un commandement opérationnel de la résilience alimentaire nationale toute en restant conscient des enjeux internationaux.

Nous suggérons donc la constitution de stocks stratégiques alimentaires à différents niveaux de territoire. Pour cela, il serait judicieux de coordonner les mairies avec deux organismes : les réserves communales de sécurité civile qui ont pour  objectif d’aider les équipes municipales en participant au soutien et à l’assistance des populations en cas de crise ; et avec l’OTIAD (Organisation Territoriale Interarmées de Défense) qui organise la coordination des moyens civils et militaires de défense du territoire. Tout ceci doit évidemment se faire pour l’instant sous autorité sanitaire afin d’éviter d’aggraver la pandémie de Coronavirus.

Ce plan d’urgence est compatible avec des plans nationaux à long terme, comme le scénario agricole AFTERRES 2050 (Solagro, Toulouse) qui montre comment transformer la production agricole française en quelques années dans le respect des divers équilibres, avec des objectifs exigeants ; mais aussi avec des expérimentations à grande échelle telles que « Territoires zéro chômeurs de longue durée », dont la pérennisation demande une décision législative en 2020. Nous avons tous les outils et les ressources pour ce niveau d’exigence et d’audace.

La sécurité alimentaire fait partie de la sécurité intérieure. Il est plus que jamais nécessaire et urgent de construire une résilience alimentaire nationale la plus territorialisée possible pour éviter des troubles majeurs à l’ordre public, à court et à moyen terme, et pour assurer un avenir… à long terme.

En vous remerciant pour votre attention, M. le Ministre, veuillez recevoir nos encouragements les plus sincères.


Alexandre Boisson – Co-fondateur de SosMaires.org et existenceb.fr

Stéphane Linou – Ancien conseiller général de l’Aude, auteur de Résilience alimentaire et sécurité nationale (2019)

Philippe Desbrosses, Agriculteur et docteur en sciences de l’environnement

Pablo Servigne – Ingénieur agronome, auteur de Nourrir l’Europe en temps de crise (2014).

Xavier Ricard Lanata – Ethnologue, philosophe, haut-fonctionnaire

Christian Mouchet – Président du conseil de la Fondation Charles Léopold Mayer

Sophie Swaton – Philosophe et économiste, Université de Lausanne 

Dominique Bourg – Philosophe, Université de Lausanne

Céline Basset – Fondatrice de Blue Soil ModelSosMaires.org

Partager cet article