Rupture mondiale et pessimisme français : la leçon de la révolution du vaccin ARNm

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© Can Stock Photo / srikijt

La mise au point de vaccins anti-Covid à base de technologie ARN message constitue une révolution qui a pris le monde industriel et politique largement par surprise. Au-delà de la nécessité pour les industriels de complètement repenser leur métier, elle offre une leçon pour le monde politique, en particulier français, enfermé dans un pessimisme profond à l’égard du progrès humain.

La scène se passe à la Maison-Blanche le 2 mars 2020. L’épidémie de Covid-19 est en train de se transformer en pandémie et les politiques prennent conscience du danger. Face au président Trump, Stéphane Bancel, un français, président d’une startup inconnue, Moderna. À un président médusé, il affirme être capable de mettre au point un vaccin en quelques mois, sur la base d’une technologie entièrement nouvelle, jamais testée auparavant, l’ARN messager. Il s’agit d’un pari fou, mais Donald Trump est séduit et les pouvoirs publics américains mettent un milliard de dollars sur la table pour accélérer la mise en place d’usines de production. Monter une usine de production avant même que le vaccin ne soit au point, et sans être certain qu’il pourra l’être ni qu’il sera autorisé, c’est du jamais vu.

Autre lieu, autre posture. Interrogé un mois plus tard au sujet du pari américain, Emmanuel Macron ne juge pas du tout possible qu’un vaccin soit aussi rapidement mis au point. Il déclare : « Personne de sérieux ne me dit que nous aurons des vaccins disponibles d’ici la fin de l’année… » Il ajoute : « Les gens me rappellent que d’habitude, dans ces situations de virus, on a des vaccins qui sont plutôt à 18 mois, je dirais que le consensus est plutôt sur la fin de l’année prochaine. Et beaucoup me rappellent qu’on a parfois mis plutôt dix ans à en trouver. Certains autres ont coutume de nous rappeler qu’on n’a jamais trouvé un vaccin face à un coronavirus ». Il n’est pas le seul : Dans un article, le New York Times estime qu’il faudra plusieurs années pour qu’un vaccin puisse être disponible. En bref, pas de raison de se presser. Alors que l’Amérique enfile ses baskets et met le paquet, la France enfile ses Charentaises.

Une technologie disruptive

Il faut dire que la technologie ARNm inaugure en effet une manière radicalement différente de mise au point de vaccins. La production d’un vaccin classique est très complexe, comme le souligne le site de Sanofi. Elle prend du temps : une dizaine d’années de mise au point en général. Il faut cultiver les bactéries ou les virus, ce qui est très long, dangereux et compliqué. Il faut ensuite les récolter, les purifier et les inactiver avant de passer à la production proprement dite. C’est un métier de biologiste avec un procédé qui nécessite une longue mise au point, un peu comme une recette d’un chef étoilé, et dont les multiples détails constituent un savoir-faire dont les secrets sont bien gardés. Cette complexité de mise au point constitue une importante barrière à l’entrée qui réserve l’exercice à quelques très gros acteurs. La technologie ARNm est beaucoup plus simple. Elle consiste « simplement » à envoyer un message à notre corps de fabriquer une protéine identique à celle dont le virus se sert pour entrer dans les cellules. La production de cette protéine, mais sans virus, déclenche une réaction immunitaire permettant d’apprendre à notre système à réagir plus vite en cas de véritable infection. La production de l’ARNm est relativement simple à industrialiser, c’est un métier d’ingénieur chimiste. Si le monde du vaccin traditionnel est celui du chef étoilé, le monde du vaccin ARNm est celui de la restauration de masse ; sous l’apparence similarité, c’est en fait un autre monde. Autrement dit, l’industrie pharmaceutique est en train de vivre ce que le monde de la photo a vécu il y a vingt ans avec le passage de l’argentique au numérique : une rupture profonde. Ce n’est pas juste un changement de technologie, comme on changerait la pièce d’un moteur ; c’est un changement de modèle mental : de nouvelles compétences, de nouvelles ressources, de nouveaux processus et, plus généralement, une nouvelle façon de penser et de voir le monde. La difficulté pour Kodak n’était pas de faire des appareils numériques, l’entreprise en produisait beaucoup, elle consistait à réinventer entièrement son modèle autour du digital, ce qu’elle ne réussira jamais à faire malgré des investissements colossaux, car elle restera trop longtemps prisonnière de son modèle argentique. Quand vous êtes chimiste, difficile de devenir informaticien. C’est aujourd’hui l’enjeu pour les acteurs traditionnels du vaccin (Merck, GFK, Pasteur) qui font face aux startups surgies de nulle part comme BioNTech.

La rupture, un animal étrange

La difficulté avec une rupture n’est pas seulement qu’elle remet en question les modèles mentaux. C’est aussi qu’elle possède deux caractéristiques. La première est de faire mentir ce qui a pu être vrai depuis très longtemps. Il a toujours fallu environ une dizaine d’années pour développer un vaccin, donc il en faudra aussi une dizaine pour le vaccin anti-Covid. C’est vrai… jusqu’au jour où ce n’est plus vrai. La seconde est de produire ses effets de façon non linéaire. Les travaux sur l’ARNm ont commencé dans les années 90, mais quasiment personne n’y croyait. La pionnière du domaine, la hongroise Katalin Kariko, s’est même fait virer de son labo, car elle énervait tout le monde avec ses histoires. Pas beaucoup d’impact pendant vingt ans, et boum, un vaccin en quelques mois ! Nous avons été formés à penser de façon linéaire alors que le monde bouge de façon non linéaire, et on s’étonne d’être surpris !

Répondre à une rupture pour en tirer parti : le coût du pessimisme français

Une rupture remet donc en question les modèles mentaux sur lesquels nous avons bâti notre vision du monde. Si elle constitue souvent une surprise et si on n’a généralement pas prise sur son développement – elle s’impose à nous, nous restons néanmoins maîtres de la façon d’y répondre. Autrement dit, face à une rupture, l’enjeu est de ne pas rester figé dans ses modèles mentaux lorsque ceux-ci deviennent obsolètes. « La difficulté n’est pas de comprendre les idées nouvelles, mais d’échapper aux idées anciennes », soulignait ainsi John Maynard Keynes.

C’est vrai pour les industriels, mais c’est également vrai pour les politiques et c’est sans doute ce qui explique la différence d’attitude entre Trump et Macron. Tous les deux sont surpris – tout le monde l’est –, mais Trump, en homme d’affaires pragmatique, accepte la surprise et en tire parti. Il n’a pas d’opinion, il a peu d’idées sur le sujet et ne risque donc pas d’en être prisonnier ; il fait avec ce qu’il a. Si Moderna lui promet un vaccin, ça vaut la peine de tenter, et 1 milliard représente une perte acceptable au regard des enjeux. Le président français, lui, a une opinion et balaie les espoirs de vaccin d’un revers de main méprisant.

Mais la différence entre les deux présidents n’est pas seulement une question de pragmatisme contre dogmatisme. Elle illustre un problème bien français, celui du pessimisme. Dans notre pays, il est désormais considéré comme évident que nous vivons dans un monde fini, où demain sera pire qu’aujourd’hui. C’est la victoire de Malthus, un économiste qui il y a deux cents ans prédisait la famine en mettant en regard l’augmentation de la population et l’incapacité de produire plus de nourriture qu’il estimait évidente. Malthus s’est trompé, cela fait deux cents ans qu’il a tort, mais sa pensée nous tient toujours.

Ce pessimisme français, que traduit la réaction du Président, nous a coûté et continue de nous coûter cher dans cette crise : en vies humaines bien sûr, mais aussi en souffrances directes et indirectes, et naturellement en argent. Or ce que montre l’histoire du vaccin Covid, c’est l’incroyable capacité humaine à trouver des solutions aux problèmes les plus difficiles. Le pessimisme qui nous tient amène à des prophéties autoréalisatrices et à l’impuissance apprise. Nous pensons que les problèmes ne sont pas résolubles, nous ne croyons plus au progrès, et donc nous nous désintéressons de ces questions, laissant leur résolution aux autres, et nous en subissons les conséquences avec tristesse et résignation. Il est temps de réagir. L’inverse du pessimisme n’est pas un optimisme béat, mais un optimisme pragmatique qui repose sur un modèle mental qui a été longtemps celui de notre pays et que nous devons retrouver : la conviction que le génie humain saura résoudre les problèmes auxquels il est confronté, y compris ceux de son propre fait. Derrière une apparence de prudence, le pessimisme français tue ; abandonnons-le avec joie.

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