Censure : le pouvoir des réseaux sociaux

Après des années à se mesurer, à se défier, les plateformes de réseaux sociaux et le président des États-Unis ont rompu. Mais Donald Trump a-t-il été censuré pour avoir enfreint les règles ? Ou parce qu’il représente une menace pour les oligopoles qui contrôlent désormais le débat public ?

Après des années entières à se mesurer, à se défier, les réseaux sociaux américains et Donald Trump ont rompu. Depuis le 8 janvier, Donald Trump est définitivement interdit de séjour sur Facebook et sur sa filiale Instagram. Banni de YouTube. Et Twitter, dont le Donald a fait un usage trépidant, s’attirant plus d’une fois les « avertissements » de ses modérateurs, a supprimé définitivement son compte. Le président sortant était pourtant un « bon client » : peu de politiciens auront twitté avec une telle frénésie. Le réseau social a été, pour lui, le moyen idéal de contourner les grands médias légitimes qui lui étaient hostiles. Avec 88 776 000 followers, il était l’une des cinq personnalités les plus suivies du monde.

Beaucoup de ceux qui se sont indignés – à juste titre – des attaques répétées de Trump contre les institutions démocratiques se réjouissent. Enfin muselé, le matamore populiste ! Malhonnête au point de refuser d’avaliser la victoire éclatante de son rival : 306 grands électeurs pour Joe Biden, contre seulement 232 pour Trump ; ce qui correspond à 81 millions de bulletins de vote pour le premier, 74 millions pour le second.

Mais justement : 74 millions d’Américains ont glissé dans l’urne un bulletin au nom de Donald Trump. Comment peuvent-ils réagir, à la décision des magnats milliardaires des grandes compagnies numériques, d’interdire de parole leur candidat, eux qui se recrutent essentiellement parmi les perdants de la mondialisation, les habitants des comtés ruraux, les secteurs les moins éduqués de la population américaine ? Au nom de quoi, messieurs Mark Zuckerberg et Jack Dorsey peuvent-ils priver les fans du Donald de ses messages en rafales ?

« Il y a deux façons de raconter cette histoire » écrivait hier sur le site de The Atlantic, Evelyn Douek, qui travaille au sein d’un cabinet de conseil en internet affilié à l’université de Harvard. La première, celle dont les plateformes voudraient nous convaincre, c’est qu’elles ont des règlements, qu’ils sont politiquement neutres et que Trump les a enfreints. En particulier, en appelant ses supporters à se rendre au Capitole pour tenter d’intimider les membres du Congrès le jour de la certification des résultats des élections.

Mais cette version est qualifiée de « feuille de vigne » par cette spécialiste. La vérité, écrit Evelyn Douek, c’est « qu’un groupe minuscule au sein de la Silicon Valley, extrêmement puissant, a été poussé par ses propres employés au bord de la falaise et priés de sauter. » « Ce n’était pas la reconnaissance d’une culpabilité, mais une extraordinaire manifestation de puissance », écrit-elle. Dorénavant, poursuit-elle, « un petit groupe de gens de la Silicon Valley définissent ce que doit être le discours moderne ; ils fixent ostensiblement les limites d’une Quatrième dimension où les règles tiennent à la fois de la bonne gouvernance démocratique et du journalisme ; et ils le font de la manière qui leur convient. »

Deux poids, deux mesures ?

Ainsi, le porte-parole officiel des talibans, ou encore le président nationaliste hindou Narendra Modi restent bienvenus sur Facebook, et le président philippin Rodrigo Duterte peut continuer à insulter nommément des journalistes sur Twitter, le Premier ministre malaisien, Mahathir Mohamad, qui avait appel à à « tuer des millions de Français » y conserve son compte, mais Donald Trump est interdit de séjour.

Pourquoi lui ? Et pourquoi maintenant ? Ce qui a changé, c’est que Trump va perdre le pouvoir et que le Sénat, qui inquiétait les oligopoles du numérique va passer aux Démocrates. Comme le rappelle Mathieu Slama sur le FigaroVox, « Cela fait des mois que Trump est en guerre contre les GAFAM. C’est sous mandat que l’autorité de la concurrence américaine a annoncé, fin décembre, poursuivre Facebook en justice, en demandant à la Cour d’envisager une séparation avec ses filiales Instagram et WhatsApp. C’est sous son mandat que le ministère de la Justice et onze Etats ont déposé une plainte contre Google pour abus de position dominante dans la recherche de publicité en ligne. C’est encore sous son mandat que la Federal Trade Commission a condamné Facebook à 5 milliards de dollars d’amende, pour avoir autorisé, en 2018, la firme de conseil britannique Cambridge Analytica, à puiser dans les données de quelque 50 millions de ses utilisateurs sans le leur notifier. »

D’où l’impression désagréable que, sous prétexte de défendre les institutions américaines — menacées en effet par le mauvais perdant, les oligopoles numériques règlent leurs comptes avec un pouvoir qui a tenté d’entraver leur irrésistible progression.

Les GAFAM, des criquets mégalomaniaques ?

Comme l’explique Aurélie Luttrin, la patronne de Ciwik, les GAFAM, ces « géants monopolistiques plurisectoriels » constituent une menace pour la démocratie. Pas seulement parce qu’ils tendent à polariser l’opinion avec leurs algorithmes. Mais parce que leurs patrons partagent des idéologies bien précises – comme le transhumanisme – et que dans leur « délire mégalomaniaque », ils ne cessent d’étendre leurs pouvoirs à de nouveaux secteurs, la banque, la musique, l’industrie pharmaceutique. Ils s’y comportent, selon Aurélie Luttrin, comme des « criquets », détruisant toutes les entreprises qui auraient pu leur disputer une partie de leur empire.

Les compagnies privées qui contrôlent dorénavant l’essentiel du débat public n’étaient pas censées être guidées par une ligne éditoriale précise. Elles se présentaient comme des espaces de neutralité politique. Nous savons à présent qu’elles défendent non seulement des idées, mais aussi des intérêts bien précis.

Comme l’a twitté hier la députée LREM Aurore Bergé, « On peut combattre Trump et le chaos qu’il a entraîné, mais refuser de se réjouir de voir les Gafa décider seuls, sans contrôle du juge, sans recours possible, quel président en exercice a le droit d’avoir un compte ou non sur Twitter ».

On remarquera que le député LFI François Ruffin est sur la même ligne : « Trump, c’est pas ma tasse de thé. Mais la fermeture, désormais définitive, de son compte par Twitter me paraît scandaleuse. Doit-on déléguer notre liberté d’expression aux géants de la Silicon Valley ? Demain, ce sera pour nous tous, cette censure numérique, et privée. »


Crédits : France Culture

Crédits Photo : Pixabay – Pexels

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