COVID-19 : « la plupart des gouvernements de la planète ont adopté des mesures qu’on aurait cru inimaginables en temps de paix »

canstockphoto79537947 1
© Can Stock Photo / tanaonte

Démocratiques ou autoritaires, la plupart des gouvernements de la planète ont adopté un ensemble de mesures qu’on aurait cru impossible à imposer en temps de paix. Certains d’entre eux ne risquent-ils pas d’être tentés de conserver une partie de ces pouvoirs exceptionnels dont la crise les a dotés ?

« On ne devrait pas chercher à politiser un débat qui n’aurait jamais dû sortir des centres de recherche. Laissez-les travailler à la conception d’un vaccin contre cette saleté de coronavirus ! » Tel est le discours fréquemment tenu par les gens raisonnables sur les deux rives de l’Atlantique. C’est oublier l’histoire des épidémies, rétorque une des directrices du think tank libertarien Cato Institute, Chelsea Follett

De la fièvre jaune au Covid, la riposte sanitaire aux épidémies est toujours affaire de politique

Prenez l’épidémie de fièvre jaune qui, en 1793, coûta la vie à 10 % de la population de Philadelphie, à l’époque capitale des Etats-Unis. Le pays venait de gagner son indépendance. Mais le paysage politique était structuré par la rivalité entre les partisans d’Alexander Hamilton, les Fédéralistes, et ceux de Thomas Jefferson, les Républicains. Et que croyez-vous qu’il arriva ? Deux traitements entrèrent en concurrence face à l’épidémie. Celui du Dr Benjamin Rush et celui préconisé par Alexander Hamilton et son épouse Elizabeth. Le Dr Rush soignait ses patients avec du calomel, ou chlorure de mercure. Les Hamilton ingéraient du quinquina recueilli dans l’écorce de certaines espèces d’arbres. Or Rush était, comme Hamilton lui-même, une figure politique de premier plan. Il est même l’un des signataires de la Déclaration d’Indépendance. Et il était républicain.

L’opinion se divisa en deux clans farouchement opposés. La Gazette of the United States, favorable aux Fédéralistes, recommandait le traitement des Hamilton. La Federal Gazette, qui penchait du côté républicain, ne donna jamais d’autre point de vue que celui du Dr Rush. Les deux camps divergeaient aussi sur l’origine de l’épidémie. Les Républicains estimaient que le virus s’était développé localement. Les Fédéralistes le jugeaient importé de l’étranger. 

En l’occurrence, ces derniers étaient dans le vrai. Le virus avait été apporté à Philadelphie par un navire transportant des personnes cherchant à échapper à une épidémie survenue dans la Caraïbe. Mais quant au traitement, les deux camps se trompaient également. Le chlorure de mercure n’a jamais soigné personne et il est aujourd’hui considéré comme très dangereux. Quant à la quinine, elle n’est d’aucune utilité contre la fièvre jaune. 

Mais ce que Chelsea Follet entend montrer à travers cette référence historique, c’est que les grandes épidémies ont très souvent été politisées. Et que cette politisation a contribué à bloquer le progrès scientifique plutôt qu’à le favoriser.

Les gouvernements vont-ils conserver certains des pouvoirs extraordinaires acquis pendant la crise ?

Qu’ils soient démocratiques ou autoritaires, la plupart des gouvernements de la planète ont adopté des mesures qu’on aurait cru inimaginables en temps de paix : fermeture des frontières (même au sein de l’Union européenne) ; quarantaines et confinement de la population ; mise à l’arrêt autoritaire de secteurs entiers de l’économie ; « traçage » des habitants à travers des applications numériques ; sévère limitation imposée aux déplacements au sein même du territoire national ; lourdes amendes imposées aux contrevenants… 

Dans nos démocraties, à l’exception des libertariens, l’ensemble des partis a soutenu ces politiques d’état d’urgence au nom de la nécessité de contenir l’épidémie. Mais certains gouvernants ne risquent-ils pas d’être tentés de conserver une partie des pouvoirs exceptionnels dont ils se sont dotés à la faveur de cette crise sanitaire ? Telle est la question qu’a posée la revue américaine Foreign Policy à un certain nombre d’experts qualifiés parmi lesquels James Crabtree, Bruce Schneider, Shannon O’Neil, Adam Posen ou Alexandra Wage.

Le grand retour de la politique industrielle… et des tentations de corruption

Pour James Crabtree, professeur à Singapour, dans le monde asiatique, il est évident que les gouvernements ont profité de la crise pour accroître leurs moyens de surveillance sociale de leur population. Des pays comme le Japon et la Corée du Sud montrent la voie, grâce à leur avance technologique, leur expertise gouvernementale et l’approche désinvolte qu’ils entretiennent avec la notion de vie privée. « L’époque des gouvernements aux larges pouvoirs est de retour », écrit-il. Comme dans les pays occidentaux dans les années 1960/70. Mais cette fois, la forme que prendra cette extension des compétences et des pouvoirs des Etats sera définie en Asie. 

De manière générale, écrit Bruce Schneider, professeur à Harvard et spécialiste des questions numériques, un nouvel équilibre va devoir être trouvé entre la nécessité de protéger la vie privée des individus et les bénéfices collectifs qu’entraîne la collecte massive de données les concernant. Au sortir de cette crise sanitaire, la communauté médicale n’aura pas de mal à faire valoir la nécessité de recueillir comme de rassembler le maximum d’informations sur l’état de santé des populations.

C’est surtout dans le domaine économique, selon Shannon O’Neil que les gouvernements vont accroître leur pouvoir : au nom des impératifs de « sécurité nationale », plusieurs pays sont en train d’organiser la relocalisation de certaines industries. Le gouvernement japonais va consacrer deux milliards d’euros à rapatrier sur son sol des compagnies installées en Chine. Les leçons de la « crise des masques » qui a affecté de très nombreux pays ont été retenues : les Etats vont constituer des stocks de nombreuses fournitures considérées comme essentielles. La politique industrielle fait un grand retour.

Cela va pousser les gouvernements à changer de logiciel, écrit Adam Posen, directeur du Peterson Institute for International Economics. Au cours des dernières décennies, ils considéraient leur rôle économique sous l’angle de la seule croissance. Ils vont devoir à présent prendre des décisions politiques d’allocation des ressources, car les Etats ne pourront pas soutenir toutes les entreprises à la fois, et il ne serait pas raisonnable de les empêcher toutes de faire faillite. A quelles sociétés accorder des prêts-relais ? Quels secteurs d’activité subventionner ? Selon quels critères ? 

Alexandra Wrage, présidente de TRACE, une ONG spécialisée dans la lutte contre la corruption, met en garde : les programmes de relance, comportant des milliards de dollars risquent fort d’atterrir dans les poches des « copains du pouvoir en place », plutôt que là où ils seraient réellement utiles pour conserver des emplois. Plus que jamais, la transparence dans cette distribution d’argent gratuit doit permettre de vérifier que l’argent public est alloué de manière honnête et socialement utile.

« Comment allons-nous payer tout ça ? »

Robert Kaplan, éminent spécialiste des relations internationales, prédit que ces mesures de sauvetage et de relance vont entraîner une véritable explosion des dettes publiques. « Comment allons-nous payer tout ça ? C’est ce qui va constituer le vrai débat politique », écrit-il. Par ailleurs, selon lui, l’inflation des domaines d’intervention des Etats va accroître le rôle des experts – et donc aggraver le backlash populiste…


Crédits : France Culture

Partager cet article