Altruistes, de gré, ou de force

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© Gustavo Fring – Pexels

Dans Les Echos, Jacques Attali livre un plaidoyer en faveur de l’altruisme, « condition de la survie d’une société dont le modèle idéal est une démocratie ouverte, tolérante, refusant tout racisme, toute xénophobie, tout mépris de classe ».

Les pays qui ont le mieux résisté à la pandémie sont ceux qui ont le mieux compris l’intérêt égoïste de l’altruisme. Et l’ont mis en pratique. Au premier rang, la Corée du Sud, Taiwan, le Vietnam.

Parce qu’ils ont compris que c’est en protégeant les autres qu’on se protège le mieux soi-même : qu’on a intérêt à porter un masque, pour protéger les autres, qui nous protègent en en portant un aussi ; qu’on a intérêt à ne pas contaminer l’autre en restant distant, pour ne pas être atteint ; qu’on a intérêt à savoir si l’autre est contaminé pour se tenir à distance. Plus généralement, qu’on a intérêt à tout faire pour que les autres aient les moyens de ne pas être malades, afin qu’ils ne nous contaminent pas et pour qu’ils ne saturent pas les équipements hospitaliers, au cas où on en aurait soi-même besoin.

Communauté de destin

Ce concept n’est pas nouveau. On le trouve dans la Loi juive, dont le cœur du message, repris par les Evangiles, est : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », ce qui renvoie à l’intérêt pour soi-même d’aimer les autres. Spinoza, qui n’aimait rien tant que de débusquer le rationnel derrière le religieux, disait que l’altruisme était la forme la plus intelligente de l’égoïsme. Un peu plus tard, Adam Smith, en fait l’éloge dans son « Traité des Sentiments Moraux » (qu’il considérait comme son livre le plus important), puis dans son livre le plus fameux, « la Richesse des Nations », où il rappelle qu’un boulanger à intérêt à satisfaire ses clients.

L’idée est ensuite reprise par Auguste Comte, que certains présentent même, à tort, comme l’inventeur du concept. Pour lui, comme pour beaucoup d’autres, il ne peut y avoir altruisme, même purement intéressé, que s’il y a empathie, c’est-à-dire capacité à comprendre les besoins de l’autre, ses chagrins et ses bonheurs.

Or, on comprend plus facilement ce qui vous ressemble culturellement. Il y a donc plus facilement de l’empathie au sein de collectivités dont les membres ont le sentiment d’une communauté de destin.

On retrouve cette conclusion tout autrement dans les travaux d’un grand économiste italien, professeur à Harvard, Alberto Alesina, disparu cette semaine, qui a démontré que l’absence, dans une nation, d’un sentiment de communauté de destin est un frein au développement. Ce qui se passe aux Etats-Unis en ce moment en apporte une nouvelle preuve.

Autrement dit, il ne peut y avoir de société vraiment réussie que si ses membres font preuve d’altruisme ; et il ne peut y avoir d’altruisme qu’entre des gens ayant conscience d’une communauté de destin.

Cette conscience n’est pas l’apanage des sociétés culturellement homogènes : une société culturellement homogène peut être divisée sur sa raison d’être ; c’est le cas de l’Italie. Et inversement, une société dont les membres ont des fondements culturels très différents peut avoir conscience de l’unité de son destin ; c’est le cas de la Suisse.

Le sens d’une communauté de destin peut être imposé par un système totalitaire, qui exige de chacun de prendre soin de l’autre. L’altruisme serait alors, comme le soutient le philosophe néerlandais Rutger Bregman, l’apanage des esclaves, qui ne peuvent faire autrement que de servir leurs maîtres, qui ont eux-mêmes besoin que leurs esclaves survivent assez pour les servir. Cependant, cela ne dure pas : des esclaves se rebellent toujours contre le destin imposé par les maîtres.

La communauté de destin peut aussi être choisie, construire, consciemment, autour d’un projet commun au sein d’un couple, d’une famille, d’une nation : il ne peut y avoir d’altruisme intéressé durable qu’entre des êtres libres.

La marque de notre soumission volontaire à l’intérêt des générations futures

La pandémie introduit une nouvelle dimension, en démontrant que la communauté de destin peut être imposée non par un dictateur, ni même par un choix démocratique, mais par la nature. Et que, dans ce cas, notre devoir, pour survivre, et de nous y soumettre ; c’est-à-dire de faire librement le choix d’obéir à des lois qui nous dépassent. L’altruisme prend alors une autre dimension, bien plus haute : il est la marque de notre soumission volontaire à l’intérêt des générations futures. Pour qu’elles ne nous maudissent pas. C’est ce qu’ont fait les pays ayant le mieux vécu la pandémie. C’est ce que n’ont pas fait ceux qui, comme les Européens, et les Américains, ont décidé de suivre le pire des modèles, celui de la négation de l’altruisme, le modèle chinois. Avec les conséquences que l’on sait.

Au total, l’altruisme, et toutes les conséquences pratiques que nous vivons aujourd’hui apparaissent alors comme la condition de la survie d’une société dont le modèle idéal est une démocratie ouverte, tolérante, refusant tout racisme, toute xénophobie, tout mépris de classe.

En cela, la pandémie chinoise et les émeutes américaines renvoient au même syndrome, et auront les mêmes conséquences. Et pas seulement en Chine ou aux Etats-Unis : l’Europe, en particulier, connaît aussi un racisme systémique ; elle a aussi très mal géré la pandémie ; il lui appartient aussi de voir le lien entre ces deux maux. Et de comprendre que chaque être humain doit découvrir qui est l’autre, dans son propre intérêt.

Il est urgent d’avoir un projet commun. Si nous n’avions appris que cela de cette pandémie, ce ne serait pas du temps perdu.

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