Bullshit jobs (2) : mais au fait, qu’est-ce qu’un job à la con ?

David Graeber constate la bullshitisation de l’économie, c’est-à-dire l’inexorable ascension du nombre des métiers absurdes ou sans utilité partout dans les organisations. Mais définir précisément les jobs à la con est un préalable à notre réflexion sur ce phénomène étrange.

Nous pouvons caractériser ces jobs comme des emplois qui nécessitent de réaliser des tâches dont on estime qu’elles n’ont aucune raison d’être, qu’elles sont un gaspillage de temps et de ressources, voire qu’elles sont nuisibles. Vous objecterez que tout cela est très subjectif et que placer cette étiquette peu flatteuse sur un métier peut constituer envers ceux qui l’occupent une attaque, une insulte.

Un job à la con n’est pas un job de merde

Or David Graeber insiste sur le fait que ces métiers sont d’abord perçus comme inutiles par les intéressés eux-mêmes. Ceux qui pensent avoir un job à la con ont généralement raison. Bien évidemment, ceux-ci ne sont pas assez stupides pour le crier sur les toits, car ces métiers les font vivre, souvent confortablement d’ailleurs. Ils n’ont aucunement intérêt à le faire. Mais ils ne sont pas dupes. Un job à la con est d’abord con aux yeux de celui qui l’occupe. C’est un aspect important qu’il convient de ne pas omettre quand on cherche à caractériser le phénomène.

Ainsi David Graeber aboutit à cette définition finale :

« Un job à la con est une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien. »[1]

Parfois, il arrive que le titulaire d’un job à la con commette un véritable acte de désertion, comme ce fonctionnaire espagnol condamné par la justice pour avoir abandonné son poste, mais touché ses salaires pendant six ans sans que personne ne s’en émeuve.

Ceux qui bénéficient de ces emplois jouissent généralement d’une reconnaissance sociale assez forte. Ils sont considérés, reçoivent une rémunération confortable, ne se tuent pas à la tâche, occupent leur fonction dans des conditions plutôt agréables. C’est tout l’inverse de ce que l’on appelle les jobs de merde, ces métiers ingrats à la fois mal payés et peu considérés, indiscutablement utiles socialement. Peu de personnes ont la vocation pour le métier d’éboueur, et pourtant tout le monde est convaincu (surtout quand on habite Marseille) qu’il s’agit d’une activité absolument essentielle. Bref, un job à la con est strictement l’opposé d’un job de merde, même si une combinaison des deux n’est pas exclue. Imaginons un emploi à la fois dur et absurde, à l’image du forçat occupé toute la journée à casser des cailloux, mais salarié.

Vers la semaine de douze heures

De même, un job à la con peut correspondre globalement à trois choses. : un emploi dans une activité qui n’a aucune utilité sociale, un emploi qui se dissout dans un réseau de « sous-sous-sous-sous-traitants », ou un emploi qui ne sert à rien dans une activité qui a une utilité sociale. Dans ce dernier cas, Graeber déplore la bullshitisation croissante de certains métiers, comme une infirmière qui passe de plus en plus de temps à produire et gérer de la paperasse plutôt que de s’occuper de patients, son « cœur de métier ». Et Graeber de conclure : « En y ajoutant la bullshitisation de professions utiles (de l’ordre d’au moins 50 % pour le travail de bureau, sans doute plus faible pour d’autres types d’activités) et les divers métiers qui n’existent que parce que tout le monde est trop occupé à travailler (les toiletteurs pour chiens ou les livreurs de pizzas 24/24, pour ne citer que ces deux-là), on pourrait probablement ramener la semaine de travail réel à quinze heures, ou même à douze, et personne n’y verrait que du feu. »[2]


[1] David Graeber, Bullshit Jobs, Les liens qui libèrent, 2019.

[2] Ibid.

Crédit : Can Stock Photo – Bialasiewicz

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