Justice sociale : faut-il oublier John Rawls ?

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Faut-il oublier John Rawls (1921-2002) ? Sa fameuse « théorie de la justice » est-elle aujourd’hui complètement décalée avec les problèmes qui se posent à nous ? L’égalitarisme libéral du philosophe américain nous empêche-t-il de penser les mutations contemporaines du travail et du capital ?

Oublier John Rawls ? C’est la proposition de Katrina Forrester, une jeune universitaire, enseignant la philosophie politique à Harvard.

Une découverte tardive en France

L’ouvrage majeur de John Rawls, sa Théorie de la justice, nous est arrivé en traduction, grâce à Catherine Audard, avec seize ans de retard, en 1987. L’ouvrage, en effet, avait été publié en anglais en 1971. Et il avait eu le temps de renouveler de fond en comble la philosophie politique dans le monde anglo-saxon et au-delà. Dans les dix ans qui ont suivi sa publication, pas moins de 2 512 essais et articles savants avaient été publiés pour le commenter ou lui répondre. C’est l’ouvrage de cette nature le plus commenté de la deuxième moitié du XX° siècle. 

Mais la France fut longtemps réticente à une pensée qui légitimait à la fois le libéralisme et la social-démocratie. La philosophie de Rawls apparaissait trop procédurale pour un public intellectuel français habitué à cette époque à des pensées plus radicales. 

Rappelons pour mémoire les deux principes fondamentaux du système de John Rawls. Primo, chaque citoyen possède un droit égal au système de libertés le plus étendu possible. Deuxio, les seules inégalités acceptables sont celles qui respectent l’égalité des chances en amont et bénéficient aux membres les plus désavantagés de la société. Le modèle proposé par Rawls fut jugé idéal parce qu’il était parvenu à combiner les vertus du libéralisme (principe de liberté) avec l’aspiration socialiste à l’égalité. C’est pourquoi il fut interprété comme une défense de l’Etat-providence à la sauce sociale-démocrate. Il s’agit, en effet, d’un égalitarisme libéral. C’est une théorie de la justice appréhendée sous le signe de l’équité. 

50 ans de domination sur la théorie politique anglo-saxonne

Mais la société pour laquelle Rawls écrivit sa Théorie de la justice était très différente de la nôtre aujourd’hui. La croissance y était vigoureuse, les inégalités économiques relativement faibles, les syndicats puissants ; mais les inégalités de genre et de race étaient beaucoup plus nettes. Je cite encore Katrina Forrester « à l’époque où il publia ses idées, en 1971, elles reflétaient déjà l’optimisme d’une époque plus ancienne et révolue. » Mais son succès fut tel qu’elles suffirent pour disqualifier toutes les questions qui échappaient à ce cadre, à la fois souple et contraignant. 

En fait, comme, cela fait presque un demi-siècle que ces formulations dominent la théorie politique dans les universités anglo-saxonnes.  Car les deux principales écoles qui passent pour s’être opposées à celle de Rawls, à savoir le communautarisme et le luck egalitarianism, occupées à critiquer certains aspects précis de sa doctrine, sont restées à l’intérieur du même paradigme. Dix-sept ans après sa mort, John Rawls demeure la ligne d’horizon de tout qui s’enseigne et se publie dans le domaine de la philosophie politique dans le monde anglo-saxon. C’est parce que cette pensée fait preuve d’une extrême souplesse ; qu’elle constitue « un cadre général à l’intérieur duquel d’innombrables questions particulières peuvent trouver des réponses. » Mais cette omniprésence n’est-elle pas abusive ?

Car l’ironie de la chose, poursuit Katrina Forrester, c’est qu’au moment où Rawls publiait cette défense de l’Etat-providence d’inspiration sociale-démocrate, en 1971 donc, le social-libéralisme qui avait dominé l’après-guerre, commençait à être attaqué par une pensée néo-libérale qui allait bientôt conquérir le pouvoir dans les années quatre-vingt, avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Ces dirigeants allaient pulvériser les syndicats, mettre en pièces les Etats-providences, privatiser les services publics. Le « succès philosophique », de Rawls écrit-elle, apparaît donc en même temps comme « une histoire de fantôme ». 

Un système de pensée remonétisé dans les années 1990

Et pourtant, le système de Rawls connut un regain de faveur dans les années 1990. C’est qu’il paraissait en adéquation avec le social-libéralisme version Bill Clinton-Tony Blair. En cette période d’optimisme libéral, son aspect technocratique, sa prétention à désidéologiser les problèmes sociaux, permirent aux idées de Rawls de trouver de nouveaux adeptes. Après la mise en pièces des Etats-providences par les néo-conservateurs, Rawls devint soudain le porte-étendard du libéralisme de gauche, alors triomphant. 

Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Les angles morts du système de Rawls montrent que sa philosophie est devenue périmée. Ainsi, les exigences de réparations pour les préjudices du passé, telles que celles formulées par les Afro-américains dont les ancêtres furent victimes de l’esclavage, n’y trouvent pas de place. Le paysage politique a changé – populisme, nouvelles radicalités, rôle des réseaux sociaux, réchauffement climatique… Il est temps de se demander à quoi devrait ressembler une philosophie politique adaptée à notre époque.

Crédit : France Culture

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